Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau

Monsieur Lecoq - Emile  Gaboriau


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justice, poursuivit-il, n’utilise les charges recueillies par la police qu’après les avoir contrôlées et évaluées.

      – N’importe !… murmura l’homme, je voudrais bien voir ce cocher.

      – Soyez sans crainte, il répétera sa déposition en votre présence.

      – Eh bien !… je serai content alors. Je lui demanderai comment il s’y prend pour dévisager les gens, quand il fait noir comme dans un four. Sans doute, ce beau donneur de signalements est de la race des chats, qui y voient mieux la nuit que le jour.

      Il s’interrompit et se frappa le front, éclairé en apparence, par une inspiration soudaine.

      – Suis-je assez bête !… s’écria-t-il, je me fais de la bile au sujet de ces femmes pendant que vous savez qui elles sont. Car vous le savez, n’est-ce pas, monsieur, puisque le cocher les a ramenées à leur domicile ?

      M. Segmuller se sentit deviné. Il vit que le prévenu s’efforçait d’épaissir les ténèbres précisément sur le point que la prévention avait tant d’intérêt à éclairer ?

      Comédien incomparable, l’homme avait prononcé cette phrase avec l’accent de la plus sincère candeur. Mais l’ironie était sensible, et s’il raillait, c’est qu’il savait n’avoir rien à redouter de ce côté.

      – Si vous êtes conséquent, reprit le juge, vous niez aussi l’assistance d’un complice, d’un … camarade.

      – À quoi bon nier, monsieur, puisque vous ne croyez rien de ce que j’affirme ? Vous traitiez tout à l’heure mon patron, M. Simpson, de personnage imaginaire, que dirai-je donc de ce prétendu complice ? Ah !… les agents qui l’ont inventé en font un bon garçon. Mécontent sans doute de leur avoir échappé une première fois, il vient se remettre entre leurs griffes. Ces messieurs prétendent qu’il s’est concerté avec moi et ensuite avec la cabaretière. Comment s’y est-il pris ?… Après cela, en le tirant du cabanon où j’étais, on l’a peut-être renfermé avec la vieille….

      Goguet le greffier écrivait et admirait.

      – Voilà, pensait-il, un gaillard qui a le fil, et qui n’aura pas besoin de la langue d’un avocat devant le jury.

      – Enfin, continua l’homme, qu’y a-t-il contre moi ?… Un nom, Lacheneur, balbutié par un mourant, des empreintes sur la neige fondante, la déclaration d’un cocher, un soupçon vague au sujet d’un ivrogne. C’est tout ?… ce n’est guère.

      – Assez ! interrompit M. Segmuller. Votre assurance est grande, maintenant, mais votre trouble tout à l’heure, était plus grand encore. Quelle en était la cause ?…

      – La cause !… s’écria le meurtrier avec une sorte de rage, la cause ? Vous ne voyez donc pas, monsieur, que vous me torturez effroyablement, sans pitié, moi, innocent, qui vous dispute ma vie. Depuis tant d’heures que vous me tournez et me retournez, je suis comme sur la bascule de la guillotine, et à chaque mot que je prononce, je me demande si c’est celui-là qui va faire partir le ressort. Mon trouble vous surprend, quand j’ai senti vingt fois le froid du couteau sur mon cou ! Tenez … je n’oserais pas souhaiter un tel supplice à mon plus cruel ennemi.

      Il devait en effet souffrir atrocement, et on le voyait parce qu’il est de ces phénomènes physiques qui échappent à la plus robuste volonté. Ainsi, ses cheveux étaient trempés de sueur, et de grosses gouttes qu’il essuyait avec sa manche, roulaient par moments le long de son visage pâli.

      – Je ne suis pas votre ennemi, dit doucement M. Segmuller, qui avait pris le mot pour lui. Un juge d’instruction n’est ni l’ami ni l’ennemi d’un prévenu, il n’est que l’ami de la vérité et des lois. Je ne cherche ni un innocent ni un coupable, je veux trouver ce qui est. Il faut que je sache qui vous êtes … et je le saurai.

      – Eh !… je me tue à le dire : je suis Mai !

      – Non.

      – Qui donc serais-je alors ?… Un grand personnage déguisé ?… Ah ! je le voudrais bien. J’aurais de bons papiers, en ce cas, je vous les montrerais et vous me lâcheriez … car vous le savez bien, mon bon monsieur, je suis innocent comme vous….

      Le juge avait quitté son bureau, et était venu s’adosser à la cheminée, à deux pas du prévenu.

      – N’insistez pas, dit-il.

      Et aussitôt, changeant de ton et de manières, il ajouta, avec l’urbanité parfaite d’un homme du monde s’adressant à un de ses pairs :

      – Faites-moi l’honneur, monsieur, de me croire assez de perspicacité pour avoir su démêler, sous le rôle difficile que vous jouez avec une désolante perfection, un homme supérieur, un homme doué des plus rares facultés…

      Lecoq vit bien que ce brusque changement déroutait le meurtrier.

      Il essaya de rire : le rire expira dans sa gorge, lugubre comme un sanglot, et deux larmes jaillirent de ses yeux.

      – Je ne vous torturerai pas davantage, monsieur, continua le juge. Avec vous, d’ailleurs, sur le terrain des questions subtiles, je serais battu, je l’avoue en toute modestie. Quand je reviendrai à la charge, c’est que j’aurai en mains assez de preuves pour vous en écraser….

      Il se recueillit ; puis, lentement et en appuyant sur chaque mot, il ajouta :

      – Seulement, n’attendez plus alors de moi les égards que je vous accorderais si volontiers en ce moment. La justice est humaine, monsieur, c’est-à-dire indulgente pour certains crimes. Elle a mesuré la profondeur des abîmes où peut rouler l’honnête homme que la passion égare. Tous les ménagements qui ne seraient pas contre mes devoirs, je vous les promets … Parlez, monsieur … Dois-je faire sortir l’agent de police que voici ? Voulez-vous que je charge mon greffier de quelque commission ?…

      Il se tut.

      Il attendait l’effet de ce dernier, de ce suprême effort.

      Le meurtrier dardait sur lui un de ces regards qui s’efforcent de pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Ses lèvres remuèrent ; on put croire qu’il allait parler … Mais non. Il croisa ses bras sur sa poitrine et murmura :

      – Vous êtes bien honnête, monsieur ; malheureusement, je ne suis que le pauvre diable que je vous ait dit : Mai, artiste, pour parler au public et « tourner le compliment…. »

      – Qu’il soit donc fait selon votre volonté, prononça tristement le juge. M. le greffier va vous donner lecture de votre interrogatoire… écoutez.

      Goguet aussitôt se mit à lire. Le prévenu écouta sans observations, mais à la fin, il refusa de signer, redoutant, déclara-t-il, « quelque traîtrise du grimoire. »

      L’instant d’après, les gardes de Paris qui l’avaient amené, l’entraînaient….

      Chapitre 22

      Le prévenu sorti, M. Segmuller se laissa tomber sur son fauteuil, épuisé, écrasé, anéanti, comme il arrive après d’exorbitants efforts dépensés en pure perte.

      À l’éréthisme immodéré de toutes les facultés de son esprit et de son âme, une invincible prostration succédait.

      C’est à peine s’il lui restait la force de tamponner avec son mouchoir trempé dans de l’eau fraîche, son front brûlant et ses yeux qui lui cuisaient.

      Cette effroyable séance d’instruction n’avait pas duré moins de sept heures.

      Le riant greffier qui, lui, pendant tout ce temps, était resté assis à sa table, écrivant, se leva, très heureux de se dégourdir les jambes et de faire claquer ses doigts, las de tenir la plume.

      Il ne s’était pourtant pas ennuyé. Les drames, que depuis tant d’années il voyait se dérouler, n’avaient jamais cessé de lui offrir un intérêt quasi théâtral, émoustillé par l’incertitude


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