Thérèse Raquin. Emile Zola

Thérèse Raquin - Emile  Zola


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on le lui vendait deux mille francs. Le loyer de la boutique et du premierétage n’était que de douze cents francs. Mme Raquin, qui avait près de quatre mille francs d’économie, calcula qu’elle pourrait payer le fonds et le loyer de la première année sans entamer sa fortune. Les appointements de Camille et les bénéfices du commerce de la mercerie suffiraient, pensait-elle, aux besoins journaliers; de sorte qu’elle ne toucherait plus ses rentes et qu’elle laisserait grossir le capital pour doter ses petits-enfants.

      Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu’elle avait trouvé une perle, un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout de quelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique humide et obscure du passage devint un palais; elle la revoyait, au fond de ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue de mille avantages inappréciables.

      «Ah! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nous serons heureuses dans ce coin-là! Il y a trois belles chambres en haut… Le passage est plein de monde… Nous ferons desétalages charmants… Va, nous ne nous ennuierons pas.»

      Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d’ancienne marchande se réveillaient; elle donnait à l’avance des conseils à Thérèse sur la vente, sur les achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la famille quitta la maison du bord de la Seine; le soir du même jour, elle s’installait au passage du Pont-Neuf.

      Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais, il lui sembla qu’elle descendait dans la terre grasse d’une fosse. Une sorte d’écœurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de peur. Elle regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin, monta au premierétage, fit le tour de chaque pièce; ces pièces nues, sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mariétant descendus, elle s’assit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer.

      Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait l’obscurité en disant que le tempsétait couvert, et concluait en affirmant qu’un coup de balai suffirait.

      «Bah! répondait Camille, tout cela est très convenable… D’ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures… Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuierez pas.»

      Jamais le jeune homme n’aurait consenti à habiter un pareil taudis, s’il n’avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se disait qu’il aurait chaud tout le jour à son administration, et que, le soir, il se coucherait de bonne heure.

      Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrent en désordre. Dès le premier jour, Thérèse s’était assise derrière le comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place. Mme Raquin s’étonna de cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune femme allait chercher à embellir sa demeure, mettre des fleurs sur les fenêtres, demander des papiers neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu’elle proposait une réparation, un embellissement quelconque:

      «À quoi bon? répondait tranquillement sa nièce. Nous sommes très bien, nous n’avons pas besoin de luxe.»

      Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettre un peu d’ordre dans la boutique. Thérèse finit par s’impatienter à la voir sans cesse tourner devant ses yeux; elle prit une femme de ménage, elle força sa tante à venir s’asseoir auprès d’elle.

      Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L’ennui le prit à un tel point, qu’il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans l’administration du chemin de fer d’Orléans. Il gagnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé.

      Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la rue Guénégaud et se trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, les mains dans les poches, il suivait la Seine, de l’Institut au Jardin des Plantes. Cette longue course, qu’il faisait deux fois par jour, ne l’ennuyait jamais. Il regardait couler l’eau, il s’arrêtait pour voir passer les trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne pensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre-Dame, et contemplait leséchafaudages dont l’église, alors en réparation, était entourée; ces grosses pièces de charpente l’amusaient, sans qu’il sût pourquoi. Puis, en passant, il jetait un coup d’œil dans le Port aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de la gare. Le soir, abruti, la tête pleine de quelque sotte histoire contée à son bureau, il traversait le Jardin des Plantes et allait voir les ours, s’il n’était pas trop pressé. Il restait là une demi heure, penché au dessus de la fosse, suivant du regard les ours qui se dandinaient lourdement. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les pieds, s’occupant des passants, des voitures, des magasins.

      Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. Il avait acheté lesœuvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait une tâche de vingt, de trente pages, malgré l’ennui qu’une pareille lecture lui causait. Il lisait encore, en livraisons à dix centimes, l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers, et l’Histoire des Girondins, de Lamartine, ou bien des ouvrages de vulgarisation scientifique. Il croyait travailler à sonéducation. Parfois, il forçait sa femme àécouter la lecture de certaines pages, de certaines anecdotes. Il s’étonnait beaucoup que Thérèse pût rester pensive et silencieuse pendant toute une soirée, sansêtre tentée de prendre un livre. Au fond, il s’avouait que sa femme était une pauvre intelligence.

      Thérèse repoussait les livres avec impatience. Elle préférait demeurer oisive, les yeux fixes, la pensée flottante et perdue. Elle gardait d’ailleurs une humeurégale et facile; toute sa volonté tendait à faire de sonêtre un instrument passif, d’une complaisance et d’une abnégation suprêmes.

      Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, chaque mois, étaient régulièrement les mêmes. La clientèle se composait des ouvrières du quartier. À chaque cinq minutes, une jeune fille entrait, achetait pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait les clientes avec des paroles toujours semblables, avec un sourire qui montait mécaniquement à ses lèvres. Mme Raquin se montrait plus souple, plus bavarde, et, à vrai dire, c’était elle qui attirait et retenait la clientèle.

      Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblèrent. Camille ne s’absenta pas une seule fois de son bureau; sa mère et sa femme sortirent à peine de la boutique. Thérèse, vivant dans une ombre humide, dans un silence morne etécrasant, voyait la vie s’étendre devant elle, toute nue, amenant chaque soir la même couche froide et chaque matin la même journée vide.

      Chapitre 4

      Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. On allumait une grande lampe dans la salle à manger, et l’on mettait une bouilloire d’eau au feu pour faire du thé. C’était toute une grosse histoire. Cette soirée-là tranchait sur les autres; elle avait passé dans les habitudes de la famille comme une orgie bourgeoise d’une gaieté folle. On se couchait à onze heures.

      Mme Raquin retrouva à Paris un de ses vieux amis, le commissaire de police Michaud, qui avait exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans la même maison que la mercière. Une étroite intimité s’était ainsiétablie entre eux; puis, lorsque la veuve avait vendu son fonds pour aller habiter la maison du bord de l’eau, ils s’étaient peu à peu perdus de vue. Michaud quitta la province quelques mois plus tard et vint manger paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze cents francs de sa retraite. Un jour de pluie, il rencontra sa vieille amie dans le passage du Pont-Neuf; le soir même, il dînait chez les Raquin.

      Ainsi furent fondées les réceptions du jeudi. L’ancien commissaire de police prit l’habitude de venir ponctuellement une fois par semaine. Il finit par amener son fils Olivier, un grand garçon de trente ans, sec et maigre, qui avaitépousé une toute petite femme, lente et maladive. Olivier occupait à la préfecture de police un emploi de trois mille francs dont Camille se montrait singulièrement jaloux; ilétait commis principal dans


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