Thérèse Raquin. Emile Zola
primitifs. Il copia la face de Camille comme unélève copie une académie, d’une main hésitante, avec une exactitude gauche qui donnait à la figure un air renfrogné. Le quatrième jour, il mit sur sa palette de tout petits tas de couleur, et il commença à peindre du bout des pinceaux; il pointillait la toile de minces taches sales, il faisait des hachures courtes et serrées, comme s’il se fût servi d’un crayon.
À la fin de chaque séance, Mme Raquin et Camille s’extasiaient. Laurent disait qu’il fallait attendre, que la ressemblance allait venir.
Depuis que le portraitétait commencé, Thérèse ne quittait plus la chambre changée en atelier. Elle laissait sa tante seule derrière le comptoir; pour le moindre prétexte elle montait et s’oubliait à regarder peindre Laurent.
Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, elle s’asseyait et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle ne paraissait cependant pas l’amuser beaucoup; elle venait à cette place, comme attirée par une force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se retournait parfois, lui souriait, lui demandait si le portrait lui plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait, puis reprenait son extase recueillie.
Laurent, en revenant le soir à la rue Saint-Victor, se faisait de longs raisonnements; il discutait avec lui-même s’il devait, ou non, devenir l’amant de Thérèse.
«Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtresse quand je le voudrai. Elle est toujours là, sur mon dos, à m’examiner, à me mesurer, à me peser… Elle tremble, elle a une figure toute drôle, muette et passionnée. À coup sûr, elle a besoin d’un amant; cela se voit dans ses yeux… Il faut dire que Camille est un pauvre sire.»
Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardes de son ami. Puis il continuait:
«Elle s’ennuie dans cette boutique… Moi j’y vais, parce que je ne sais où aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souvent au passage du Pont-Neuf. C’est humide, triste. Une femme doit mourir là-dedans… Je lui plais, j’en suis certain; alors pourquoi pas moi plutôt qu’un autre.»
Il s’arrêtait, il lui venait des fatuités, il regardait couler la Seine d’un air absorbé.
«Ma foi, tant pis, s’écriait-il, je l’embrasse à la première occasion… Je parie qu’elle tombe tout de suite dans mes bras.»
Il se remettait à marcher, et des indécisions le prenaient.
«Ce qu’elle est laide, après tout, pensait-il. Elle a le nez long, la bouche grande. Je ne l’aime pas du tout, d’ailleurs. Je vais peut-être m’attirer quelque mauvaise histoire. Cela demande réflexion.»
Laurent, quiétait très prudent, roula ces pensées dans sa tête pendant une grande semaine. Il calcula tous les incidents possibles d’une liaison avec Thérèse; il se décida seulement à tenter l’aventure, lorsqu’il se fut bien prouvé qu’il avait un réel intérêt à le faire.
Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l’aimait pas, mais en somme, elle ne lui coûterait rien; les femmes qu’il achetait à bas prix n’étaient, certes, ni plus belles ni plus aimées. L’économie lui conseillait déjà de prendre la femme de son ami. D’autre part, depuis longtemps il n’avait pas contenté ses appétits; l’argentétant rare, il sevrait sa chair, et il ne voulait point laisseréchapper l’occasion de la repaître un peu. Enfin, une pareille liaison, en bien réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites: Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait là aisément quand il voudrait; en admettant même que Camille découvrît tout et se fâchât, il l’assommerait d’un coup de poing, s’il faisait le méchant. La question, de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et engageante.
Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l’heure. À la première occasion, ilétait décidé à agir carrément. Il voyait, dans l’avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraient à ses jouissances: Thérèse apaiserait les brûlures de son sang; Mme Raquin le cajolerait comme une mère; Camille, en causant avec lui, l’empêcherait de trop s’ennuyer, le soir, dans la boutique.
Le portrait s’achevait, les occasions ne se présentaient pas. Thérèse restait toujours là, accablée et anxieuse; mais Camille ne quittait point la chambre, et Laurent se désolait de ne pouvoir l’éloigner pour une heure. Il lui fallut pourtant déclarer un jour qu’il terminerait le portrait le lendemain. Mme Raquin annonça qu’on dînerait ensemble et qu’on fêterait l’œuvre du peintre.
Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le portraitétait ignoble, d’un gris sale, avec de larges plaques violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les pluséclatantes sans les rendre ternes et boueuses; il avait, malgré lui, exagéré les teintes blafardes de son modèle et le visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d’un noyé; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendant la sinistre ressemblance plus frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que sur la toile il avait un air distingué.
Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu’il allait chercher deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquin redescendit à la boutique. L’artiste resta seul avec Thérèse.
La jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurent hésita; il examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait, Camille pouvait revenir, l’occasion ne se représenterait peut-être plus. Brusquement, le peintre se tourna et se trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes.
Puis, d’un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, luiécrasant les lèvres sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée, et, tout d’un coup, elle s’abandonna, glissant par terre, sur le carreau. Ils n’échangèrent pas une seule parole. L’acte fut silencieux et brutal.
Chapitre 7
Dès le commencement, les amants trouvèrent leur liaison nécessaire, fatale, toute naturelle. À leur première entrevue, ils se tutoyèrent, ils s’embrassèrent, sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à l’aise dans leur situation nouvelle, avec une tranquillité et une impudence parfaites.
Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant sortir, il fut décidé que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua, d’une voix nette et assurée, le moyen qu’elle avait trouvé. Les entrevues auraient lieu dans la chambre desépoux. L’amant passerait par l’allée qui donnait sur le passage, et Thérèse lui ouvrirait la porte de l’escalier. Pendant ce temps, Camille serait à son bureau, Mme Raquin, en bas, dans la boutique. C’étaient là des coups d’audace qui devaient réussir.
Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte de témérité brutale, la témérité d’un homme qui a de gros poings. L’air grave et calme de sa maîtresse l’engagea à venir goûter d’une passion si hardiment offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un congé de deux heures, et il accourut au passage du Pont-Neuf.
Dès l’entrée du passage, iléprouva des voluptés cuisantes. La marchande de bijoux fauxétait assise juste en face de la porte de l’allée. Il lui fallut attendre qu’elle fût occupée, qu’une jeune ouvrière vînt acheter une bague ou des boucles d’oreilles de cuivre. Alors, rapidement, il entra dans l’allée; il monta l’escalierétroit et obscur, en s’appuyant aux murs gras d’humidité. Ses pieds heurtaient les marches de pierre; au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui lui traversait la poitrine. Une porte s’ouvrit. Sur le seuil, au milieu d’une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en jupon, toutéclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, elle se pendit à son cou. Il s’échappait d’elle une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement lavée.
Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n’avait jamais vu cette femme.