Thérèse Raquin. Emile Zola
mis au collège, rêvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagnerait toutes ses causes… Oh! le père Laurent n’a que des ambitions utiles; il veut tirer parti même de ses folies.
– Et tu n’as pas vouluêtre avocat? dit Camille, de plus en plusétonné.
– Ma foi non, reprit son ami en riant… Pendant deux ans, j’ai fait semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension de douze cents francs que mon père me servait. Je vivais avec un de mes camarades de collège, qui est peintre, et je m’étais mis à faire aussi de la peinture. Cela m’amusait; le métier est drôle, pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le jour…»
La famille Raquin ouvrait des yeuxénormes.
«Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le père a su que je lui contais des mensonges, il m’a retranché net mes cent francs par mois, en m’invitant à venir piocher la terre avec lui. J’ai essayé alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais commerce… Comme j’ai vu clairement que j’allais mourir de faim, j’ai envoyé l’art à tous les diables et j’ai cherché un emploi… Le père mourra bien un de ces jours; j’attendsça pour vivre sans rien faire.»
Laurent parlait d’une voix tranquille. Il venait, en quelques mots, de conter une histoire caractéristique qui le peignait en entier. Au fond, c’était un paresseux, ayant des appétits sanguins, des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables. Ce grand corps puissant ne demandait qu’à ne rien faire, qu’à se vautrer dans une oisiveté et un assouvissement de toutes les heures. Il aurait voulu bien manger, bien dormir, contenter largement ses passions, sans remuer de place, sans courir la mauvaise chance d’une fatigue quelconque.
La profession d’avocat l’avaitépouvanté, et il frissonnait à l’idée de piocher la terre. Il s’était jeté dans l’art, espérant y trouver un métier de paresseux; le pinceau lui semblait un instrument léger à manier; puis il croyait le succès facile. Il rêvait une vie de voluptés à bon marché, une belle vie pleine de femmes, de repos sur des divans, de mangeailles et de soûleries. Le rêve dura tant que le père Laurent envoya desécus. Mais, lorsque le jeune homme, qui avait déjà trente ans, vit la misère à l’horizon, il se mit à réfléchir; il se sentait lâche devant les privations, il n’aurait pas accepté une journée sans pain pour la plus grande gloire de l’art. Comme il le disait, il envoya la peinture au diable, le jour où il s’aperçut qu’elle ne contenterait jamais ses larges appétits. Ses premiers essaisétaient restés au-dessous de la médiocrité; sonœil de paysan voyait gauchement et salement la nature; ses toiles, boueuses, mal bâties, grimaçantes, défiaient toute critique. D’ailleurs, il ne paraissait point trop vaniteux comme artiste, il ne se désespéra pas outre mesure, lorsqu’il lui fallut jeter les pinceaux. Il ne regretta réellement que l’atelier de son camarade de collège, ce vaste atelier dans lequel il s’était si voluptueusement vautré pendant quatre ou cinq ans. Il regretta encore les femmes qui venaient poser, et dont les capricesétaient à la portée de sa bourse. Ce monde de jouissances brutales lui laissa de cuisants besoins de chair. Il se trouva cependant à l’aise dans son métier d’employé; il vivait très bien en brute, il aimait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas et qui endormait son esprit. Deux choses l’irritaient seulement: il manquait de femmes, et la nourriture des restaurants à dix-huit sous n’apaisait pas les appétits gloutons de son estomac.
Camille l’écoutait, le regardait avec unétonnement de niais. Ce garçon débile, dont le corps mou et affaissé n’avait jamais eu une secousse de désir, rêvait puérilement à cette vie d’atelier dont son ami lui parlait. Il songeait à ces femmes quiétalent leur peau nue. Il questionna Laurent.
«Alors, lui dit-il, il y a eu, commeça, des femmes qui ont retiré leur chemise devant toi?
– Mais oui, répondit Laurent en souriant et en regardant Thérèse quiétait devenue très pâle.
– Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec un rire d’enfant… Moi, je serais gêné… La première fois, tu as dû rester tout bête.»
Laurent avaitélargi une de ses grosses mains dont il regardait attentivement la paume. Ses doigts eurent de légers frémissements, des lueurs rouges montèrent à ses joues.
«La première fois, reprit-il comme se parlant à lui-même, je crois que j’ai trouvéça naturel… C’est bien amusant, ce diable d’art, seulementça ne rapporte pas un sou… J’ai eu pour modèle une rousse quiétait adorable: des chairs fermes, éclatantes, une poitrine superbe, des hanches d’une largeur…»
Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette, immobile. La jeune femme le regardait avec une fixité ardente. Ses yeux, d’un noir mat, semblaient deux trous sans fond, et, par ses lèvres entrouvertes, on apercevait des clartés roses dans sa bouche. Elle était comme écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait.
Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Camille. L’ancien peintre retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, un geste large et voluptueux, que la jeune femme suivit du regard. Onétait au dessert, et Mme Raquin venait de descendre pour servir une cliente.
Quand la nappe fut retirée, Laurent, songeur depuis quelques minutes, s’adressa brusquement à Camille.
«Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait.»
Cette idée enchanta Mme Raquin et son fils. Thérèse resta silencieuse.
«Nous sommes enété, reprit Laurent, et comme nous sortons du bureau à quatre heures, je pourrai venir ici et te faire poser pendant deux heures, le soir. Ce sera l’affaire de huit jours.
– C’est cela, répondit Camille, rouge de joie; tu dîneras avec nous… Je me ferai friser et je mettrai ma redingote noire.»
Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entrée. Olivier et Suzanne arrivèrent derrière eux.
Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça les lèvres. Il détestait Laurent, dont les appointements avaient monté trop vite, selon lui. D’ailleurs c’était toute une affaire que l’introduction d’un nouvel invité: les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un inconnu sans quelque froideur.
Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, il voulut plaire, se faire accepter d’un coup. Il raconta des histoires, égaya la soirée par son gros rire, et gagna l’amitié de Grivet lui-même.
Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la boutique. Elle resta jusqu’à onze heures sur sa chaise, jouant et causant, évitant de rencontrer les regards de Laurent, qui d’ailleurs ne s’occupait pas d’elle. La nature sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires gras, les senteursâcres et puissantes qui s’échappaient de sa personne, troublaient la jeune femme et la jetaient dans une sorte d’angoisse nerveuse.
Chapitre 6
Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque soir chez les Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port aux Vins, un petit cabinet meublé qu’il payait dix-huit francs par mois; ce cabinet, mansardé, troué en haut d’une fenêtre à tabatière, qui s’entrebâillaitétroitement sur le ciel, avait à peine six mètres carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il n’avait pas d’argent pour aller se traîner sur les banquettes des cafés, il s’attardait dans la crémerie où il dînait le soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue Saint-Victor, flânant le long des quais, s’asseyant sur les bancs, quand l’airétait tiède.
La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une retraite charmante, chaude, pleine de paroles et d’attentions amicales. Ilépargna trois sous de son gloria et but en gourmand l’excellent thé de Mme Raquin. Jusqu’à dix heures, il restait là, assoupi, digérant, se croyant chez lui; il ne partait qu’après avoir aidé Camille à fermer la boutique.
Un soir, il apporta son chevalet et sa boîte à couleurs. Il devait commencer le lendemain