Mont Oriol. Guy de Maupassant

Mont Oriol - Guy de Maupassant


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malaisé de boire tout ce qui restait encore, il se mettait à encourager son grand fils, Colosse, et il répétait:

      – Allons, fils, faut y parfaire.

      Alors ils commençaient à se verser dans la gorge des litres de rouge, du matin au soir. Vingt fois, pendant chaque repas, le bonhomme disait d’un ton grave, en penchant le broc sur le verre de son garçon: «Faut y parfaire.» Et comme tout ce liquide chargé d’alcool lui échauffait le sang et l’empêchait de dormir, il se relevait la nuit, passait une culotte, allumait une lanterne, réveillait «Coloche»; et ils s’en allaient au cellier, après avoir pris dans le buffet une croûte de pain qu’ils trempaient dans leur verre rempli coup sur coup à la barrique même. Puis, quand ils avaient bu à sentir le vin clapoter dans leurs ventres, le père tapotait le bois sonore du fût pour écouter si le niveau du liquide avait baissé.

      Le marquis demanda:

      – Ce sont eux qui travaillent autour du morne?

      – Oui, oui, parfaitement.

      Juste à cet instant, les deux hommes s’éloignèrent à grands pas de la roche chargée de poudre; et toute la foule d’en bas qui les entourait, se mit à courir comme une armée en déroute. Elle fuyait vers Riom et vers Enval, laissant tout seul le gros rocher sur une petite butte de gazon ras et pierreux, car il coupait en deux la vigne; et ses alentours immédiats n’étaient point encore défrichés.

      La foule d’en haut, aussi nombreuse que l’autre maintenant, frémit d’aise et d’impatience; et la voix forte de Petrus Martel annonça:

      – Attention! la mèche est allumée.

      Christiane eut un grand frisson d’attente. Mais le docteur murmura dans son dos:

      – Oh! s’ils ont laissé toute la mèche que je les ai vus acheter, nous en avons au moins pour dix minutes.

      Tous les yeux regardaient la pierre; et soudain un chien, un petit chien noir, une sorte de roquet, s’en approcha. Il fit le tour, flaira et découvrit sans doute une odeur suspecte, car il commença à japper de toute sa force, les pattes roides, le poil du dos hérissé, la queue tendue, les oreilles droites.

      Un rire courut dans le public, un rire cruel; on espérait qu’il ne s’en irait pas à temps. Puis des voix l’appelèrent pour l’écarter; des hommes sifflèrent; on essaya de lui lancer des cailloux qui n’arrivèrent pas à mi-chemin. Mais le roquet ne bougeait plus et aboyait avec fureur contre le rocher.

      Christiane se mit à trembler. Une peur atroce l’avait saisie de voir cette bête éventrée; tout son plaisir était fini; elle voulait s’en aller; elle répétait, nerveuse, balbutiant, toute vibrante d’angoisse:

      – Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu! il sera tué! Je ne veux pas voir! je ne veux pas! je ne veux pas! Allons-nous-en…

      Son voisin, Paul Brétigny, s’était levé, et, sans dire un mot, il se mit à descendre vers le morne de toute la vitesse de ses longues jambes.

      Des cris d’épouvante jaillirent des bouches; un remous de terreur agita la foule; et le roquet, voyant arriver vers lui ce grand homme, se sauva derrière le roc. Paul l’y poursuivit; le chien passa encore de l’autre côté et, pendant une minute ou deux, ils coururent autour de la pierre, allant et revenant tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s’ils eussent joué une partie de cache-cache.

      Voyant enfin qu’il n’atteindrait pas la bête, le jeune homme se mit à remonter la pente, et le chien, repris de fureur, recommença ses aboiements.

      Des vociférations de colère accueillirent le retour de l’imprudent essoufflé, car les gens ne pardonnent point à ceux qui les ont fait trembler. Christiane suffoquait d’émotion, les deux mains appuyées sur son coeur bondissant. Elle perdait tellement la tête qu’elle demanda: «Vous n’êtes pas blessé, au moins», tandis que Gontran, furieux, criait: «Il est fou, cet animal-là; il ne fait jamais que des bêtises pareilles; je ne connais pas un semblable idiot…»

      Mais le sol oscilla, soulevé. Une détonation formidable secoua le pays entier, et, pendant près d’une longue minute, tonna dans la montagne, répétée par tous les échos comme autant de coups de canon.

      Christiane ne vit rien qu’un pluie de pierres retombant et une haute colonne de terre menue qui s’affaissait sur elle-même.

      Et aussitôt, la foule d’en haut se précipita comme une vague en poussant des clameurs aiguës. Le bataillon des marmitons bondissait en dégringolant la butte et laissait derrière lui le régiment des comédiens qui dévalait, Petrus Martel à leur tête.

      Les trois ombrelles tricolores faillirent être emportées dans cette descente.

      Et tous couraient, les hommes, les femmes, les paysans et les bourgeois. On en voyait tomber, se relever, repartir, tandis que sur la route les deux flots de public, refoulés tout à l’heure par la crainte, roulaient maintenant l’un vers l’autre pour se heurter et se mêler sur le lieu de l’explosion.

      – Attendons un peu, dit le marquis, que toute cette curiosité soit apaisée, pour aller voir à notre tour.

      L’ingénieur, M. Aubry-Pasteur, qui venait de se relever avec une peine infinie, répondit:

      – Moi, je m’en retourne au village par les sentiers. Je n’ai plus rien à faire ici.

      Il serra les mains, salua, et s’en alla.

      Le docteur Honorat avait disparu. On parlait de lui. Le marquis disait à son fils:

      – Tu le connais depuis trois jours et tu te moques tout le temps de lui, tu finiras par le blesser.

      Mais Gontran haussa les épaules:

      – Oh! c’est un sage, un bon sceptique, celui-là! Je te réponds qu’il ne se fâchera pas. Quand nous sommes tous les deux seuls, il se moque de tout le monde et de tout, en commençant par ses malades et par ses eaux. Je t’offre une baignoire d’honneur si tu le vois jamais se fâcher de mes blagues.

      Cependant l’agitation était extrême en bas, sur l’emplacement du morne disparu. La foule, énorme, houleuse, se poussait, ondulait, criait, en proie certes à une émotion, à un étonnement inattendus.

      Andermatt, toujours actif et curieux, répétait:

      – Qu’ont-ils donc? Mais qu’ont-ils donc?

      Gontran annonça qu’il allait voir; et il partit, tandis que Christiane, indifférente maintenant, songeait qu’il aurait suffi d’une mèche un peu plus courte pour que son grand fou de voisin se fit tuer, se fit éventrer par des éclats de pierre parce qu’elle avait eu peur pour la vie d’un chien. Elle pensait qu’il devait être, en effet, bien violent et passionné, cet homme, pour s’exposer ainsi sans raison, dès qu’une femme inconnue exprimait un désir.

      On voyait, sur la route, des gens courir vers le village. Le marquis, à son tour, se demandait: «Qu’est-ce qu’ils ont?» Et Andermatt, n’y tenant plus, se mit à descendre la côte.

      Gontran, d’en bas, leur fit signe de venir.

      Paul Brétigny demanda:

      – Voulez-vous mon bras, Madame?

      Elle prit ce bras qu’elle sentait aussi résistant que du fer et, comme son pied glissait sur l’herbe chaude, elle s’appuyait dessus ainsi qu’elle aurait fait sur une rampe, avec une confiance absolue.

      Gontran, venu à leur rencontre, criait:

      – C’est une source. L’explosion a fait jaillir une source!

      Et ils entrèrent dans la foule. Alors les deux jeunes gens, Paul et Gontran, passant devant, écartèrent les curieux en les bousculant, et sans s’inquiéter des grognements, ouvrirent une route à Christiane et à son père.

      Ils marchaient dans un chaos de pierres aiguës, cassées, noires de poudre; et ils arrivèrent devant un trou plein d’eau boueuse qui bouillonnait et s’écoulait vers la rivière, à travers les pieds des curieux. Andermatt était déjà là, ayant traversé


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