Mont Oriol. Guy de Maupassant

Mont Oriol - Guy de Maupassant


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faudrait la goûter, elle est peut-être minérale.

      Le médecin répondit:

      – Elle est certainement minérale. Elles sont toutes minérales ici. Il y aura bientôt plus de sources que de malades.

      L’autre reprit:

      – Mais il est nécessaire de la goûter.

      Le médecin ne s’en souciait guère:

      – Il faudrait au moins attendre qu’elle soit devenue propre.

      Et chacun voulait voir. Ceux du second rang poussaient les premiers jusque dans la boue. Un enfant y tomba, ce qui fit rire.

      Les Oriol, père et fils, étaient là, contemplant avec gravité cette chose inattendue, et ne sachant pas encore ce qu’ils en devaient penser. Le père était sec, un grand corps maigre avec une tête osseuse, une tête grave de paysan sans barbe; et le fils, plus haut encore, un géant, maigre aussi, portant la moustache, ressemblait en même temps à un troupier et à un vigneron.

      Les bouillons de l’eau semblaient augmenter, son volume s’accroître, et elle commençait à s’éclaircir.

      Un mouvement eut lieu dans le public, et le docteur Latonne parut, un verre à la main. Il suait, il soufflait, et il demeura atterré en apercevant son confrère, le docteur Honorat, un pied posé sur le bord de la source nouvelle comme un général entré le premier dans une place.

      Il demanda, haletant:

      – Vous l’avez goûtée?

      – Non. J’attends qu’elle soit propre.

      Alors le docteur Latonne y plongea son verre, et but avec cet air profond que prennent les experts pour déguster les vins. Puis il déclara: «Excellente!» ce qui ne le compromettait pas, et, tendant le verre à son rival:

      – Voulez-vous?

      Mais le docteur Honorat, décidément, n’aimait pas les eaux minérales, car il répondit en souriant:

      – Merci! Cela suffit bien que vous l’ayez appréciée. Je connais leur goût.

      Il connaissait leur goût, à toutes, et il l’appréciait aussi, mais d’une façon différente. Puis, se tournant vers le père Oriol:

      – Ça ne vaut pas votre bon cru!

      Le vieux fut flatté.

      Christiane avait assez vu et voulut partir. Son frère et Paul lui frayèrent de nouveau un chemin à travers le peuple. Elle les suivait, appuyée sur le bras de son père. Tout à coup, elle glissa, faillit tomber, et regardant à ses pieds elle s’aperçut qu’elle avait marché sur un morceau de chair saignante, couverte de poils noirs et gluante de fange; c’était une parcelle du roquet déchiqueté par l’explosion et piétiné par la foule.

      Elle suffoqua, tellement émue qu’elle ne put retenir ses larmes. Et elle murmurait en s’essuyant les yeux avec son mouchoir:

      – Pauvre petite bête, pauvre petite bête!

      Elle ne voulait plus rien entendre, elle voulait rentrer, s’enfermer. Ce jour, si bien commencé, finissait mal pour elle. Était-ce un présage? Son coeur, crispé, battait à grands coups.

      Ils étaient maintenant seuls sur la route, et ils aperçurent, devant eux, un haut chapeau et deux basques de redingote s’agitant comme deux ailes noires. C’était le docteur Bonnefille, prévenu le dernier, et accourant, un verre à la main, comme le docteur Latonne.

      Il s’arrêta en apercevant le marquis.

      – Qu’est-ce que c’est, monsieur le Marquis?… On m’a dit?… une source?… une source minérale?…

      – Oui, mon cher Docteur.

      – Abondante?

      – Mais, oui.

      – Est-ce que… est-ce que… ils sont là?

      Gontran répondit avec gravité:

      – Mais oui, certainement, le docteur Latonne a même déjà fait l’analyse.

      Alors le docteur Bonnefille se remit à courir, tandis que Christiane, un peu distraite et égayée par sa figure, disait:

      – Eh bien, non, je ne rentre pas à l’hôtel, allons nous asseoir dans le parc.

      Andermatt était resté là-bas, à regarder couler l’eau.

      III. La table d’hôte fut bruyante, ce soir-là, au Splendid Hotel…

      La table d’hôte fut bruyante, ce soir-là, au Splendid Hotel. L’affaire du morne et de la source agitait la conversation. Les dîneurs n’étaient pas nombreux, cependant, une vingtaine en tout, des gens taciturnes d’ordinaire, paisibles, des malades qui, après avoir expérimenté en vain toutes les eaux connues, essayaient maintenant les stations nouvelles. Dans le bout occupé par les Ravenel et les Andermatt, c’étaient, d’abord, les Monécu, un petit homme tout blanc, avec sa fille, une grande fille toute pâle qui se levait quelquefois au milieu d’un repas et s’en allait, laissant à moitié pleine son assiette, le gros M. Aubry-Pasteur, l’ancien ingénieur, les Chaufour, un ménage en noir rencontré toute la journée dans les allées du parc derrière une petite voiture qui promenait leur enfant difforme, et les dames Paille, la mère et la fille, veuves toutes les deux, grandes, fortes de partout, du devant et du derrière:

      – Vous voyez bien, disait Gontran, qu’elles ont mangé leurs maris, ce qui leur a fait mal à l’estomac.

      C’était une maladie d’estomac qu’elles venaient soigner en effet.

      Plus loin, un homme très rouge, couleur brique, M. Riquier, qui digérait mal aussi, et puis d’autres personnes incolores, de ces voyageurs muets qui entrent à pas sourds, la femme devant, l’homme derrière, dans la salle à manger des hôtels, saluent dès la porte et gagnent leurs chaises avec un air timide et modeste.

      Tout l’autre bout de la table était vide, bien que les assiettes et les couverts y fussent posés pour les convives de l’avenir.

      Andermatt parlait avec animation. Il avait passé l’après-midi à causer avec le docteur Latonne, laissant couler, avec les paroles, de grands projets sur Enval.

      Le docteur lui avait énuméré, avec une conviction ardente, les mérites surprenants de son eau, bien supérieure à celle de Châtel-Guyon, dont la vogue cependant s’était définitivement affirmée depuis deux ans.

      Donc on avait, à droite, ce trou de Royat en pleine fortune, en plein triomphe, et à gauche, ce trou de Châtel-Guyon tout à fait lancé depuis peu! Que ne ferait-on pas avec Enval, en sachant s’y prendre!

      Il disait, s’adressant à l’ingénieur:

      – Oui, Monsieur, tout est là, savoir s’y prendre. Tout est affaire d’adresse, de tact, d’opportunisme et d’audace. Pour créer une ville d’eaux il faut savoir la lancer, rien de plus, et pour la lancer, il faut intéresser dans l’affaire le grand corps médical de Paris. Moi, Monsieur, je réussis toujours ce que j’entreprends, parce que je cherche toujours le moyen pratique, le seul qui doit déterminer le succès dans chaque cas spécial dont je m’occupe; et tant que je ne l’ai pas trouvé, je ne fais rien, j’attends. Il ne suffit pas d’avoir de l’eau, il faut la faire boire; et pour la faire boire, il ne suffit pas de crier soi-même dans les journaux et ailleurs qu’elle est sans rivale! Il faut savoir le faire dire discrètement par les seuls hommes qui aient de l’action sur le public buveur, sur le public malade dont nous avons besoin, sur le public particulièrement crédule qui paye les médicaments, par les médecins. Ne parlez au tribunal que par les avocats; il n’entend qu’eux, il ne comprend qu’eux; ne parlez au malade que par les médecins, il n’écoute qu’eux.

      Le marquis, qui admirait beaucoup le grand sens pratique et sûr de son gendre, s’écria:

      – Ah! voilà qui est vrai! Vous, d’ailleurs, mon cher, vous êtes unique pour toucher juste.

      Andermatt,


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