Germinal. Emile Zola
petites assiettes. Elle, disait-elle, n’avait pas faim. Bien que Catherine eût déjà passé de l’eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d’un café tellement clair, qu’il ressemblait à de l’eau de rouille. Ça la soutiendrait tout de même.
– Écoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton grand-père, tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse pas la tête, et si elle se réveillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerées… Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas.
– Et l’école, maman?
– L’école, eh bien! ce sera pour un autre jour… J’ai besoin de toi.
– Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard?
– La soupe, la soupe… Non, attends-moi.
Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait très bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n’insista point. Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes d’enfants s’en allaient à l’école, avec le bruit traînard de leurs galoches. Huit heures sonnèrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche, chez la Levaque. La journée des femmes commençait, autour des cafetières, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d’un moulin. Une tête flétrie, aux grosses lèvres, au nez écrasé, vint s’appuyer contre une vitre de la fenêtre, en criant:
– Y a du nouveau, écoute donc!
– Non, non, plus tard! répondit la Maheude. J’ai une course.
Et, de peur de succomber à l’offre d’un verre de café chaud, elle bourra Lénore et Henri, elle partit avec eux. En haut, le père Bonnemort ronflait toujours, d’un ronflement rythmé qui berçait la maison.
Dehors, la Maheude s’étonna de voir que le vent ne soufflait plus. C’était un dégel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d’une humidité verdâtre, les routes empoissées de boue, une boue spéciale au pays du charbon, noire comme de la suie délayée, épaisse et collante à y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler Lénore, parce que la petite s’amusait à ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d’une pelle. En quittant le coron, elle avait longé le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues défoncées, au milieu de terrains vagues, fermés de palissades moussues. Des hangars se succédaient, de longs bâtiments d’usine, de hautes cheminées crachant de la suie, salissant cette campagne ravagée de faubourg industriel. Derrière un bouquet de peupliers, la vieille fosse Réquillart montrait l’écroulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant à droite, la Maheude se trouva sur la grande route.
– Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes!
Maintenant, c’était Henri qui avait pris une poignée de boue et qui la pétrissait. Les deux enfants, giflés sans préférence, rentrèrent dans l’ordre, en louchant pour voir les patards qu’ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, déjà éreintés de leurs efforts pour décoller leurs semelles, à chaque enjambée.
Du côté de Marchiennes, la route déroulait ses deux lieues de pavé, qui filaient droit comme un ruban trempé de cambouis, entre les terres rougeâtres. Mais, de l’autre côté, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bâti sur la pente d’une large ondulation de la plaine. Ces routes du Nord, tirées au cordeau entre des villes manufacturières, allant avec des courbes douces, des montées lentes, se bâtissent peu à peu, tendent à ne faire d’un département qu’une cité travailleuse. Les petites maisons de briques, peinturlurées pour égayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d’autres noires, celles-ci sans doute afin d’arriver tout de suite au noir final, dévalaient à droite et à gauche, en serpentant jusqu’au bas de la pente. Quelques grands pavillons à deux étages, des habitations de chefs d’usines, trouaient la ligne pressée des étroites façades. Une église, également en briques, ressemblait à un nouveau modèle de haut fourneau, avec son clocher carré, sali déjà par les poussières volantes du charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui dominait, c’étaient les bals, les estaminets, les débits de bière, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets.
Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste série de magasins et d’ateliers, la Maheude se décida à prendre Henri et Lénore par la main, l’un à droite, l’autre à gauche. Au-delà, se trouvait l’hôtel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet séparé de la route par une grille, suivi d’un jardin où végétaient des arbres maigres. Justement, une voiture était arrêtée devant la porte, un monsieur décoré et une dame en manteau de fourrure, quelque visite débarquée de Paris à la gare de Marchiennes; car Mme Hennebeau, qui parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise et de joie.
– Marchez donc, traînards! gronda la Maheude, en tirant les deux petits, qui s’abandonnaient dans la boue.
Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée. Maigrat habitait à côté même du directeur, un simple mur séparait l’hôtel de sa petite maison; et il avait là un entrepôt, un long bâtiment qui s’ouvrait sur la route en une boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l’épicerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la bière, des casseroles.
Ancien surveillant au Voreux, il avait débuté par une étroite cantine; puis, grâce à la protection de ses chefs, son commerce s’était élargi, tuant peu à peu le détail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la clientèle considérable des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des crédits plus grands. D’ailleurs, il était resté dans la main de la Compagnie, qui lui avait bâti sa petite maison et son magasin.
– Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d’un air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte.
Il la regarda sans répondre. Il était gros, froid et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur une décision.
– Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du pain d’ici à samedi… Bien sûr, nous vous devons soixante francs depuis deux ans…
Elle s’expliquait, en courtes phrases pénibles. C’était une vieille dette, contractée pendant la dernière grève. Vingt fois, ils avaient promis de s’acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne parvenaient pas à lui donner quarante sous par quinzaine. Avec ça, un malheur lui était arrivé l’avant-veille, elle avait dû payer vingt francs à un cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et voilà pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils seraient allés jusqu’au samedi, comme les camarades.
Maigrat, le ventre tendu, les bras croisés, répondait non de la tête, à chaque supplication.
Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis raisonnable, je ne demande pas du café… Rien que deux pains de trois livres par jour.
– Non! cria-t-il enfin, de toute sa force.
Sa femme avait paru, une créature chétive qui passait les journées sur un registre, sans même oser lever la tête. Elle s’esquiva, effrayée de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d’ardente prière. On racontait qu’elle cédait le lit conjugal aux herscheuses de la clientèle. C’était un fait connu: quand un mineur voulait une prolongation de crédit, il n’avait qu’à envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu qu’elles fussent complaisantes.
La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit gênée, sous la clarté pâle des petits yeux dont il la déshabillait. Ça la mit en colère, elle aurait encore compris, avant d’avoir eu sept enfants, quand elle était jeune. Et elle partit, elle tira violemment Lénore et Henri, en train de ramassé des coquilles de noix, jetées au ruisseau, et qu’ils visitaient.
– Ça ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous!
Maintenant,