Germinal. Emile Zola

Germinal - Emile  Zola


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Elle, tout en marchant, dépensait déjà les cent sous: d’abord du pain, puis du café; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-être un peu de fromage de cochon, car le père avait besoin de viande.

      Le curé de Montsou, l’abbé Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des délicatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il était doux, il affectait de ne s’occuper de rien, pour ne fâcher ni les ouvriers ni les patrons.

      – Bonjour, monsieur le curé.

      Il ne s’arrêta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantée au milieu de la route. Elle n’avait point de religion, mais elle s’était imaginé brusquement que ce prêtre allait lui donner quelque chose.

      Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilomètres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s’amusant plus, consternés. À droite et à gauche du chemin, se déroulaient les mêmes terrains vagues clos de palissades moussues, les mêmes corps de fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s’étalèrent, immenses, pareilles à un océan de mottes brunes, sans la mâture d’un arbre, jusqu’à la ligne violâtre de la forêt de Vandame.

      – Porte-moi, maman.

      Elle les porta l’un après l’autre. Des flaques trouaient la chaussée, elle se retroussait, avec la peur d’arriver trop sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était gras. Et, comme ils débouchaient enfin devant le perron, deux chiens énormes se jetèrent sur eux, en aboyant si fort que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher prît un fouet.

      – Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine.

      Dans la salle à manger, la mère et les enfants se tinrent immobiles, étourdis par la brusque chaleur, très gênés des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s’allongeaient dans leurs fauteuils.

      – Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office.

      Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes. Cela rentrait dans leur idée d’une belle éducation. Il fallait être charitable, ils disaient eux-mêmes que leur maison était la maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la charité avec intelligence, travaillés de la continuelle crainte d’être trompés et d’encourager le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais d’argent, jamais pas dix sous, pas deux sous, car c’était un fait connu, dès qu’un pauvre avait deux sous, il les buvait. Leurs aumônes étaient donc toujours en nature, surtout en vêtements chauds, distribués pendant l’hiver aux enfants indigents.

      – Oh! les pauvres mignons! s’écria Cécile, sont-ils pâlots d’être allés au froid!… Honorine, va donc chercher le paquet, dans l’armoire.

      Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misérables, avec l’apitoiement et la pointe d’inquiétude de filles qui n’étaient pas en peine de leur dîner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisinière s’oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer là, les mains ballantes.

      – Justement, continuait Cécile, j’ai encore deux robes de laine et des fichus… Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons!

      La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant:

      – Merci bien, Mademoiselle… Vous êtes tous bien bons…

      Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sûre des cent sous, elle se préoccupait seulement de la façon dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrassé. Dans les jupes de leur mère, les petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche.

      – Vous n’avez que ces deux-là? demanda Mme Grégoire, pour rompre le silence.

      – Oh! Madame, j’en ai sept.

      M. Grégoire, qui s’était remis à lire son journal, eut un sursaut indigné.

      – Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu!

      – C’est imprudent, murmura la vieille dame.

      La Maheude eut un geste vague d’excuse. Que voulez-vous? on n’y songeait point, ça poussait naturellement. Et puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vécu, s’ils n’avaient pas eu le grand-père qui devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses garçons et sa fille aînée seulement avaient l’âge de descendre à la fosse. Fallait quand même nourrir les petits qui ne fichaient rien.

      – Alors, reprit Mme Grégoire, vous travaillez depuis longtemps aux mines?

      Un rire muet éclaira le visage blême de la Maheude.

      – Ah! oui, ah! oui… Moi, je suis descendue jusqu’à vingt ans. Le médecin a dit que j’y resterais, lorsque j’ai accouché la seconde fois, parce que, paraît-il, ça me dérangeait des choses dans les os. D’ailleurs, c’est à ce moment que je me suis mariée, et j’avais assez de besogne à la maison… Mais, du côté de mon mari, voyez-vous, ils sont là-dedans depuis des éternités. Ça remonte au grand-père du grand-père, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a donné le premier coup de pioche là-bas, à Réquillart.

      Rêveur, M. Grégoire regardait cette femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux décolorés, la dégénérescence qui les rapetissait, rongés d’anémie, d’une laideur triste de meurt-de-faim. Un nouveau silence s’était fait, on n’entendait plus que la houille brûler en lâchant un jet de gaz. La salle moite avait cet air alourdi de bien-être, dont s’endorment les coins de bonheur bourgeois.

      – Que fait-elle donc? s’écria Cécile, impatientée. Mélanie, monte lui dire que le paquet est en bas de l’armoire, à gauche.

      Cependant, M. Grégoire acheva tout haut les réflexions que lui inspirait la vue de ces affamés.

      – On a du mal en ce monde, c’est bien vrai; mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont guère sages… Ainsi, au lieu de mettre des sous de côté comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes, finissent par n’avoir plus de quoi nourrir leur famine.

      – Monsieur a raison, répondit posément la Maheude. On n’est pas toujours dans la bonne route. C’est ce que je répète aux vauriens, quand ils se plaignent… Moi, je suis bien tombée, mon mari ne boit pas. Tout de même, les dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ça ne va jamais plus loin. La chose est d’autant plus gentille de sa part, qu’avant notre mariage, il buvait en vrai cochon, sauf votre respect… Et voyez, pourtant, ça ne nous avance pas à grand-chose, qu’il soit raisonnable. Il y a des jours, comme aujourd’hui, où vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard.

      Elle voulait leur donner l’idée de la pièce de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d’abord, bientôt élargie et dévorante. On payait régulièrement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c’était fini, ça ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se dégoûtaient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s’acquitter. Va te faire fiche! on était dans le pétrin jusqu’à la mort. Du reste, il fallait tout comprendre: un charbonnier avait besoin d’une chope pour balayer les poussières. Ça commençait par là, puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embêtements. Peut-être bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de même ne gagnaient point assez.

      – Je croyais, dit Mme Grégoire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage.

      La Maheude eut un coup d’œil oblique sur la houille flambante de la cheminée.

      – Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brûle pourtant… Quant au loyer, il n’est que de six francs par mois: ça n’a l’air de rien, et souvent c’est joliment dur à payer… Ainsi,


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