Germinal. Emile Zola
après avoir bu un plein verre d’eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrés, qu’il piquait de la pointe de son couteau et qu’il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le père mangeait. Lui-même avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça devait venir d’ailleurs; pourtant, il n’adressait aucune question à sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, là-haut. Non, le grand-père était déjà sorti, pour son tour de promenade accoutumé. Et le silence recommença.
Mais l’odeur de la viande avait fait lever les têtes de Lénore et d’Henri, qui s’amusaient par terre à dessiner des ruisseaux avec l’eau répandue. Tous deux vinrent se planter près du père, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d’espoir partir de l’assiette, et le voyaient d’un air consterné s’engouffrer dans la bouche. À la longue, le père remarqua le désir gourmand qui les pâlissait et leur mouillait les lèvres.
– Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il.
Et, comme sa femme hésitait:
– Tu sais, je n’aime pas ces injustices. Ça m’ôte l’appétit, quand ils sont là, autour de moi, à mendier un morceau.
– Mais oui, ils en ont eu! s’écria-t-elle, en colère. Ah bien! si tu les écoutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s’empliront jusqu’à crever… N’est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangé du fromage?
– Bien sûr, maman, répondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-là, mentait avec un aplomb de grande personne.
Lénore et Henri restaient immobiles de saisissement, révoltés d’une pareille menterie, eux qu’on fouettait, s’ils ne disaient pas la vérité. Leurs petits cœurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu’ils n’étaient pas là, eux, lorsque les autres en avaient mangé.
– Allez-vous-en donc! répétait la mère, en les chassant à l’autre bout de la salle. Vous devriez rougir d’être toujours dans l’assiette de votre père. Et, s’il était le seul à en avoir, est-ce qu’il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que dépenser. Ah! oui, et plus que vous n’êtes gros!
Maheu les rappela. Il assit Lénore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la dînette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, dévoraient.
Quand il eut fini, il dit à sa femme:
– Non, ne me sers pas mon café. Je vais me laver d’abord… Et donne moi un coup de main pour jeter cette eau sale.
Ils empoignèrent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des vêtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de déteindre sur le dos de son frère. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mère l’arrêta.
– Où vas-tu?
– Là.
– Où, là?… Écoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein! tu m’entends? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire à moi.
– Bon! bon!
Jeanlin partit, les mains dans les poches, traînant ses sabots, roulant ses reins maigres d’avorton de dix ans, comme un vieux mineur. À son tour, Zacharie descendait, plus soigné, le torse pris dans un tricot de laine noire à raies bleues. Son père lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la tête, la pipe aux dents, sans répondre.
De nouveau, le baquet était plein d’eau tiède. Maheu, lentement, enlevait déjà sa veste. Sur un coup d’œil, Alzire emmena Lénore et Henri jouer dehors. Le père n’aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d’autres maisons du coron. Du reste, il ne blâmait personne, il disait simplement que c’était bon pour les enfants, de barboter ensemble.
– Que fais-tu donc là-haut? cria la Maheude à travers l’escalier.
– Je raccommode ma robe, que j’ai déchirée hier, répondit Catherine.
– C’est bien… Ne descends pas, ton père se lave.
Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls. Celle-ci s’était décidée à poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien près du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit être sans pensée. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d’abord plongé sa tête, frottée de ce savon noir dont l’usage séculaire décolore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l’eau, s’enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla énergiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait.
– Dis donc, commença-t-elle, j’ai vu ton œil, quand tu es arrivé… Tu te tourmentais, hein? ça t’a déridé, ces provisions… Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m’ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont habillé les petits, et j’avais honte de les supplier, car ça me reste en travers, quand je demande.
Elle s’interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d’une culbute. Le père continuait à s’user la peau, sans hâter d’une question cette histoire qui l’intéressait, attendant patiemment de comprendre.
– Faut te dire que Maigrat m’avait refusé, oh! raide! comme on flanque un chien dehors… Tu vois si j’étais à la noce! Ça tient chaud, des vêtements de laine, mais ça ne vous met rien dans le ventre, pas vrai?
Il leva la tête, toujours muet. Rien à la Piolaine, rien chez Maigrat: alors, quoi? Mais, comme à l’ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu’il lui était mal commode d’atteindre. D’ailleurs, il aimait qu’elle le savonnât, qu’elle le frottât partout, à se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les épaules, tandis qu’il se raidissait, afin de tenir le coup.
– Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui en ai dit… Et qu’il ne fallait pas avoir de cœur, et qu’il lui arriverait du mal, s’il y avait une justice… Ça l’ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer…
Du dos, elle était descendue aux fesses; et, lancée, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait à ce terrible va-et-vient des bras, toute secouée elle-même, si essoufflée, que ses paroles s’étranglaient.
– Enfin, il m’a appelée vieux crampon… Nous aurons du pain jusqu’à samedi, et le plus beau, c’est qu’il m’a prêté cent sous… J’ai encore pris chez lui le beurre, le café, la chicorée, j’allais même prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j’ai vu qu’il grognait… Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoût et un pot-au-feu… Hein? Je crois que je n’ai pas perdu ma matinée.
Maintenant, elle l’essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits où ça ne voulait pas sécher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, éclatait d’un gros rire et l’empoignait à pleins bras.
– Laisse donc, bête! tu es trempé, tu me mouilles… Seulement, je crains que Maigrat n’ait des idées…
Elle allait parler de Catherine, elle s’arrêta. À quoi bon inquiéter le père? Ça ferait des histoires à n’en plus finir.
– Quelles idées? demanda-t-il.
– Des idées de nous voler, donc! Faudra que Catherine épluche joliment la note.
Il l’empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait à le frotter si fort, puis à lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient