Contes de bord. Edouard Corbiere
mit donc notre pauvre matelot dans la soute aux provisions à bouche, en attendant l'heure de le passer à la broche. Comme le bois ne manquait pas dans l'île, il était bien sûr de sa cuisson.
Mais bientôt un des chefs de cette escouade d'avaleurs de chair chrétienne s'avisa de le regarder de près et de lui passer le doigt sur le nez, en jetant un cri à casser les vitres des maisons, s'il y avait eu des vitres dans cette île déserte; aussitôt plus de trois mille cinq cents nègres, négrillons et négrailles lui passent le doigt sur le nez en défilant la parade devant lui, et en criant comme le premier de ces individus.
Le chef dit alors à tous ses camarades: «Il est blanc et nous sommes rouge foncé; il a un nez long et creux (car Pique-à-Terre, par bonheur, avait un piffe),[2] et nous autres nous en avons un si petit que ce n'est pas la peine d'en parler. Si nous le nommions roi, mes amis, puisqu'il nous en manque un, ça éviterait les disputes.»
Tous les individus présens à l'appel se mirent à crier: «Roi pour roi, autant vaut-il celui-là, qui nous est tombé du ciel, qu'un autre.» Car il est bon de vous dire que le navire de Pique-à-Terre s'était perdu net, et qu'il n'avait pas laissé plus de débris sur l'eau que de beurre sur la main.
«Oui, faisons-le roi! faisons-le roi! que se dit tout le monde; il sera plus facile à reconnaître dans la foule, à sa couleur et à son nez.»
Au lieu donc d'être mangé, voilà Pique-à-Terre qui est fait roi parce qu'il avait un nez de longueur.
Cric!
Crac! répondent tous les auditeurs de la batterie au conteur, qui continue:
Ceci est seulement pour voir si vous ne dormez pas, et pour vous faire savoir que les nez de longueur ne sont pas de trop, quand on se perd sur l'Ile-sans-Nom dont je vous parle dans le moment actuel.
Je disais donc que Pique-à-Terre fut nommé monarque de cette île, sans savoir la langue du pays.
Le Roi-Matelot avait bien gouverné, à son tour, et quand il était de barre, les navires où il avait été embarqué; mais une île, entendez-vous bien, ne se gouverne pas à la roue ou à la barre-franche, comme un brick ou un trois-mâts.
«Comment, se disait-il à lui-même, vais-je faire pour commander à toute cette sale espèce qui n'entend pas plus le français que les chiens la musique? S'ils veulent bien se laisser battre, je pourrai peut-être me faire entendre; mais s'ils se mettent dans leurs vilaines têtes de me manger, cuit ou cru, au gros sel ou à la sauce noire, ma royauté sera bientôt finie. Essayons un peu cependant le gouvernement de la trique.»
Ce qui fut dit fut fait. Le Roi-Matelot attrape une bille d'acajou, car partout il y avait de l'acajou dans l'île, et le voilà, pour essayer son sceptre, qui se met à bûcher les plus bêtes de sa cour. Les autres se mettent à rire et à danser autour du roi. «Bon, fit Pique-à-Terre, j'ai trouvé du premier coup la finesse de ma royauté: c'est de frapper dur et de faire jouer la bille.»
Il prit bientôt au roi l'envie de se marier avec toutes les femmes de son île, et la bûche d'acajou fit encore son jeu, parce que les hommes de ces femmes faisaient la grimace, et une vilaine grimace même, à ce qu'on dit.
«Ce n'est pas encore tout, pensa le roi, que d'avoir à moi les femmes de tout le monde, je veux avoir une garde impériale.» Il prit tous les plus grands, et il se fit un état-major de mangeurs de bananes.
Comme il ne manquait pas de charpentiers dans l'île, pour faire des flèches à ces sauvages, il voulut aussi mettre l'État sur un bon pied; car en tout, mes amis, il faut de la discipline, et le navire gouverne mal quand le second veut commander au capitaine.
A force de le haler, dit l'autre, le filain s'allonge. Pique-à-Terre, au bout de six mois, plus ou moins, commença à parler la langue du pays. Une fois qu'il put commander en bon français de l'endroit, à ses sujets, qui n'étaient pas plus malins que l'ordonnance de la marine ne le porte, il leur dit ces paroles en forme de décret:
ARTICLE PREMIER.
Il faudra qu'avant la fin de la semaine prochaine on me fasse une grand'hune sur l'arbre le plus haut de mon royaume.
ARTICLE DEUX.
Cette grand'hune sera mon trône, et gare à ceux qui passeront dessous!
ARTICLE TROIS.
Tous mes sujets mangeront dans des gamelles, et boiront ce qu'ils pourront, dans des bidons de sept.
ARTICLE QUATRE.
Cinq cents hommes feront le quart chaque nuit au pied du grand mât où sera Ma Majesté, pour empêcher de faire du bruit quand je dormirai, et quand je m'éveillerai je ne serai pas de bonne humeur.
ARTICLE CINQ.
Tout ce qui est à vous sera à moi, et tout ce qui m'appartiendra ne sera à personne.
ARTICLE SIX.
Quand je rirai, tout le monde sera content; si je deviens borgne, il me restera encore un oeil: ainsi, veille au grain!
ARTICLE SEPT.
Comme commandant de mon royaume, je choisirai pour seconds, officiers, maîtres et contre-maîtres, ceux qui plairont à Ma Majesté, et quand il me plaira de les renvoyer sans congé, ce sera signe qu'ils ne plairont plus à Ma susdite Majesté.
ARTICLE HUIT.
Je serai le maître tant que je vivrai, et quand j'irai faire la révérence au Père éternel, en vous faisant ma dernière grimace, vous pourrez vous battre, pour me remplacer, tant qu'il vous plaira; car telle est ma volonté.
Pour copie conforme:
Mot tout seul.
Après tout cela, le roi nomma ses ministres: c'étaient tous de grands gaillards qui, avec une garcette de bon filain en écorce d'arbre, vous faisaient marcher droit les sujets de Sa Majesté.
Mais comme les sujets de l'Ile-va-t'en-Chercher-son-Nom n'étaient que de fichus paresseux qui se reposaient la nuit après avoir dormi tout le jour, le roi inventa une mécanique pour les faire travailler dur: «L'oisiveté, qu'il leur dit, est la mère de tous les vices, et je vais vous relever du péché de paresse, à ma manière.»
Sa manière était solide, au Roi-Matelot, et je vais vous conter comment le malin s'y prit pour donner de l'ouvrage à tout son équipage.
Il commença d'abord par faire mettre en travers, sur chaque arbre haut de cinquante pieds, un autre arbre, hissé en croix, si vous aimez mieux, et puis après il envoya en haut, des hommes pour gréer des suspentes et des balancines sur ces grands coquins d'arbres, comme sur la grande vergue d'un navire, sans comparaison. Quand cet ouvrage-là fut fini, il dit à tout son monde: «Hale dessus maintenant; brasse babord derrière et tribord devant.» C'était une vraie farce de voir dix mille hommes haler toute la journée sur les vergues de la forêt. Le roi, monté sur son trône, c'est-à-dire dans sa hune, commandait la manoeuvre avec un porte-voix de bois, et tous ceux qui ne halaient pas bien sur le bout de corde qu'on leur mettait dans la main, recevaient une doudouille (une volée) un peu ronflante, des ministres, qui n'étaient, une supposition, que les quartiers-maîtres du Prince-au-Long-Nez, car c'était le nom qu'on lui avait donné dans son royaume, à cette espèce de matelot parvenu.
Une fois, je me suis laissé dire qu'il y avait eu son premier ministre qui s'était avisé de l'appeler l'empereur Nasica, par rapport à son nez.
Un espion du prince, car il avait aussi des espions de tous les bords, vint lui récapituler cette parole dans le sifflet de l'oreille.
«Oui, répondit le roi, qui ce jour-là s'était levé de mauvais poil; oui, je suis Nasica premier, empereur des Va-nu-Pieds; mais toi, mon premier ministre, tu seras pendu,»
Effectivement le premier ministre, dix minutes après le rapport de l'espion, fut hissé par le cou au bout de la grande