Contes de bord. Edouard Corbiere

Contes de bord - Edouard  Corbiere


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seulement pour vous apprendre que, si jamais vous devenez roi, ce qui n'est pas aussi sûr que du vinaigre, et que vous vous mettiez dans la tête de gouverner votre royaume comme un navire, il ne faudra jamais oublier de visiter vous-même votre gréement tous les matins. Les ministres, c'est bon, si l'on veut; mais le coup-d'oeil du capitaine vaut encore mieux. C'est celui qui est chargé de la route qui doit regarder le plus souvent au compas et se méfier des embardées.

      Cric! crac! le conte est fini.... Tant pis pour ceux qui ont dormi; attrape à taper de l'oeil, et dorment en double ceux qui sont de quart à minuit!

      Un murmure d'approbation s'éleva, après la narration du conteur, des hamacs de tous les auditeurs qui avaient prêté jusqu'au bout la plus scrupuleuse attention aux paroles du canonnier. Les réflexions morales sur l'imprévoyance du Roi-Matelot ne manquèrent pas. La critique d'artiste vint après. Les uns trouvaient que le conte était trop long: c'étaient ceux qu'on devait appeler au quart à minuit. Les autres Aristarques trouvaient que les événemens péchaient surtout par l'invraisemblance. Comment une île déserte pouvait-elle avoir dix mille habitans? Le moyen de croire que dans une île tant de sauvages n'eussent pas essayé, avant l'arrivée du chrétien, à faire des pirogues pour visiter les autres insulaires du voisinage! Le conte du canonnier était évidemment une folie; et puis ce mât du trône, et puis ce long nez, cause première de la fortune du Roi-Matelot, et cette sorcière qui, sans savoir ce que c'était qu'un navire, avait prédit au monarque que le navire périrait par son gréemént! Tout cela était de l'embrouillamini; mais, quelque sévères que fussent ces critiques, chacun convenait que le conteur avait une bonne platine, et que la citoyenne qui lui avait coupé le filet avait bien, gagné son argent!

      Quatre doubles coups tintèrent bientôt sur la cloche de la frégate. C'était minuit. La voix tonnante du maître d'équipage fit entendre alors ces mots: Réveille au quart, et que personne ne descende avant que son matelot soit monté sur le pont!

      Le pilotin alla derrière allumer un fanal pour descendre réveiller l'officier qui devait relever celui de ses confrères qui, depuis six heures du soir, se promenait sur le gaillard.

      Les matelots désignés pour prendre le quart qui allait commencer sautèrent, de leurs hamacs, sur le pont de la batterie. C'est ce diable de conte, s'écriaient-ils, qui m'a empêché de dormir; mais c'est égal, ce gredin de canonnier n'a pas la langue amarrée dans sa poche. Et puis chacun montait sur les passavans par l'escalier de devant, pour s'entretenir, en faisant les cent pas, des aventures du Roi-Matelot. Pendant plus d'une semaine dura le commentaire. Il fallut qu'un autre conte vînt effacer le souvenir du premier, pour que la critique du gaillard d'avant changeât d'objet et trouvât un aliment nouveau.

      PETITE GUERRE EN MER.

MYSTIFICATION DE PASSAGERS.

      Deux frégates françaises, destinées pour l'Inde, étaient appareillées de Toulon, en pleine paix, avec un assez grand nombre de passagers du gouvernement.

      L'une de ces frégates, la Bramine,[4] était montée par le plus ancien des deux commandans: c'était un vieux marin de l'Empire, bon et brave homme, plus soigneux de bien faire son métier que d'arrondir de belles phrases à l'usage des passagers et des passagères qu'il avait à bord. C'était lui qui commandait, comme il le disait, la paire de frégates qui venait de mettre à la voile pour aller jeter à Chandernagor ou à Pondichéri quelques gens inutiles à la France et fort importuns au ministre.

      La seconde frégate, l'Albanaise, avait pour commandant un assez jeune capitaine de vaisseau, aux manières franches et courtoises, au maintien élégant, mais décidé; c'était aussi un très-bon officier, aimant beaucoup le plaisir et la gaîté, mais aimant, avant tout, ses devoirs et son métier.

      Rien n'était plus piquant que de voir se promener ensemble, sur le gaillard d'arrière, le commandant de la Bramine et son confrère de l'Albanaise: l'un s'emportait à tout propos, en rudoyant parfois, mais sans aucune aigreur, son collègue, qui tournait toujours toute la mauvaise humeur de son chef en plaisanterie. Souvent, après s'être chamaillés pendant une heure, les deux commandans se quittaient les meilleurs amis du monde et en se serrant cordialement la main. Personne n'estimait plus que le commandant de l'Albanaise son supérieur le commandant de la Bramine, et personne n'aimait plus le commandant de l'Albanaise que le vieux capitaine de la Bramine.

      Quand à la mer le temps était trop mauvais pour que le jeune capitaine pût se rendre au bord de son vieil ami, on sentait qu'il manquait quelque chose à celui-ci: «Chien de métier! s'écriait-il; naviguer si près l'un de l'autre, et ne pouvoir pas mettre une embarcation à l'eau pour communiquer! Ce diable-là est peut-être malade; mais il ne m'en dit rien de peur de m'alarmer....» Et aussitôt le vieux commandant appelait l'officier chargé des signaux, pour lui dire: «Monsieur, ordonnez à l'Albanaise de passer a poupe; j'ai un ordre à lui donner.»

      Le signal était fait. On voyait alors l'Albanaise manoeuvrer pour ranger l'arrière de la Bramine; et, dès qu'elle était à portée de voix, le vieux commandant lui criait dans son gueulard:[5]

      «Oh! de l'Albanaise, oh!…

      – Holà! commandant, répondait le capitaine de cette dernière frégate.

      – Comment vous portez-vous, mon bon ami?

      – A merveille, mon commandant; et vous?

      – Très-bien, très-bien; mais j'aurais envie de vous voir: j'ai quelque chose à vous dire.

      – Cela suffit, commandant; si dans la nuit la mer devient moins grosse, comme il y a toute apparence, j'aurai l'honneur de me rendre à vos ordres.»

      Les deux frégates, qui s'étaient mises en panne pendant ce petit entretien, reprenaient leur route, et le vieux capitaine se sentait plus content: il avait parlé à son ami.

      Pour peu que le temps le permît, on pense bien que le jeune capitaine ne manquait pas de se rendre aux ordres de son supérieur; et, quand ils se revoyaient, il arrivait qu'aucun d'eux n'avait plus rien à dire à l'autre. Mais ils se promenaient ensemble, ils discutaient, dînaient, fumaient un peu, et le temps passait plus vite.

      Un jour cependant il se fit que le commandant de la Bramine eut quelque chose à confier à son collègue.

      Il lui dit, avec toute la naïve brusquerie de son caractère et de son langage:

      «Vous savez, mon cher ami, que l'on m'a donné les principaux passagers et les plus belles passagères qu'il a plu au ministre de nous faire transporter dans l'Inde. Eh bien! au nombre de ces passagers, il en est un qui me taquine singulièrement par son ton dédaigneux et ses manières fanfaronnes.

      – C'est, j'en suis sûr, cet ambassadeur qu'on envoie traiter avec les Malais et les Malabars. On devine ces gens-là en leur regardant seulement la coiffure.

      – Précisément, c'est lui. Voyez comme il vous a sauté aux yeux de suite.... Tenez, il se promène avec un bonnet grec sur l'oreille, et son fusil armé pour tuer quelques méchans goëlans, afin, dit-il, de faire la guerre à quelque chose.... C'est un ambassadeur très-extraordinaire, je vous assure, que l'on envoie là aux Indiens.

      – Mais que ne le laissez-vous tout entier dans sa fatuité! On boit, on mange avec ces hommes-là, et on ne leur parle pas.

      – Tout cela est bien facile à dire; mais quand un fanfaron de cette espèce vient vous répéter à chaque instant: «Je croyais le métier de marin plus difficile et la mer plus terrible! Mais ce n'est rien que tout cela. Quel dommage que je n'aie pas navigué en temps de guerre! je serais devenu amiral.» Que voulez-vous qu'on lui réponde, ou plutôt qu'on ne lui réponde pas?

      – On lui tourne le dos, et tout est dit.

      – C'est bien aussi ce que je fais; mais j'enrage, corbleu! en revirant de bord. Tenez, le voyez-vous encore se pavaner au milieu de ces passagères, en leur répétant que notre métier est une vétille, et que nous ne sommes que des charlatans qui singeons le courage au milieu de périls imaginaires.... Oh! que ne vient-il donc un bon coup de vent pour


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