Contes de bord. Edouard Corbiere
la ration à son escouade, s'avisait de rogner la portion du pauvre b...., était bien sûr d'être amarré sur le tenon (sur le sommet) d'un arbre gréé en bas-mât, et de recevoir en descendant une ration de coups de bout de corde qui n'était pas piquée des hannetons.
C'était tout de même un bon roi que l'empereur Nasica Ier; il bûchait tout son monde; mais il était juste, et la justice fait toujours aimer ses chefs.
Je ne vous ai pas dit qu'une fois, en montant sur son trône, qui était plus haut que la girouette du grand-mât de la frégate, il aperçut au large une façon de terre toute ronde. Le temps était beau et voyant ce jour-là. «Bon, dit-il, c'est une île que je viens de voir; elle me reste dans le nord-ouest-quart-de-ouest, distance de dix lieues, et en gouvernant dessus, je finirai par l'avoir.»
Mais jusqu'à ce moment-là on n'avait pas pensé, dans l'île, à faire des pirogues.
«Attrape tout de suite, dit le prince, à faire comme moi; qui m'aime me suive!» Tout le monde le suivit, parce que les coups de garcette étaient là pour un coup ou deux.
La première chose que fit le prince, ce fut d'abattre des arbres sur le bord de la mer, et de travailler à poser la quille d'un bateau. Le gouin (le marin) n'était pas charpentier de son état, mais il avait de l'idée, le coquin! et il avait vu des pratiques travailler des embarcations. En moins de quatre jours, tout en chantant la Mère-Gaudichon, il monta une pirogue clouée et chevillée en bois, mais pas trop mal solide pourtant.
«A présent, dit-il à tous ceux qui le regardaient, vous voyez comment je m'y suis pris. Le premier des chefs d'escouade qui n'en aura pas fait autant que moi dans une semaine, aura sur le dos pendant quinze jours.»
La semaine n'était pas finie, qu'il y avait plus de deux cents pirogues de faites tant bien que mal.
Voilà comme quoi, mes amis, un prince qui veut avoir une marine doit s'y prendre pour ne pas laisser l'Anglais régner seul sur la mer. Le malheur de la France, c'est de n'avoir jamais eu un roi-matelot.... Hum! je n'en dirai pas plus long là-dessus, parce que tous ceux qui m'entendent ici ont deux oreilles et une demi-paire de langue. Assez causé.[3]
L'empereur Nasica Ier n'eut pas plutôt ses deux cents pirogues à la mer, qu'il fit mettre un pavillon sur sa flotte. Vous dire quel était son pavillon, c'est ce que je ne vous dirai pas, parce qu'on ne me l'a pas appris; mais tout ce que je puis vous assurer, c'est que son pavillon n'était pas un pavillon blanc, comme celui qu'on hisse tous les matins à bord de nos navires dans le moment actuel.... Hum! hum! Je m'entends, si vous ne m'entendez pas. Sufficit. Je suis un peu enrhumé.
Où donc est-ce que j'en étais de mon histoire?
– Au lançage des pirogues, canonnier.
– Ah! c'est vrai: m'y revoilà!
Donc les deux cents pirogues étaient bien lancées, comme je vous l'ai conté; mais les équipages ne savaient pas ramer ensemble et de long. L'empereur prit lui-même un aviron, et il montra à ses gens comment il fallait manier une plume de dix pieds pour faire sailler une embarcation de l'avant.
Une fois l'exercice des rames fait deux ou trois fois, on embarqua des vivres sur chaque pirogue: à savoir, un corosol, deux bananes et un bidon d'eau par tête. On annonça que le coup de canon de partance serait tiré le lendemain. Quand je dis le coup de canon de partance, vous comprenez bien que je ne sais pas ce que je dis, puisqu'il n'y avait pas plus de canon dans l'île, que je n'ai de pièces en or dans mon sac. Mais c'est égal. Il y avait dans le pays une ancienne, une vieille sorcière rouge-brun qui passait pour avoir autant d'années sur la tête, que de cheveux. Elle devinait ce qui devait arriver aux hommes et aux femmes. Avant de se mettre pour la première fois en mer, les équipages de la flotte des pirogues voulurent sonder un peu l'idée de la vieille diseuse de bonne-aventure, sur l'expédition. L'empereur, lui, ne croyait pas à toutes ces bêtises-là; mais, pour ne pas trop juguler son monde, il dit à la sorcière avec douceur: «Viens-t'en ici, toi, espèce de manivelle sans dents. Qu'est-ce que tu penses de mon expédition?
– Je pense, répondit-elle, que le navire périra par son gréement.
– Qu'est-ce que cela signifie? lui demanda l'empereur.
– Tu l'apprendras en temps et lieu.
– Et moi, qu'est-ce que je deviendrai?
– Tu veux le savoir, grand empereur?
– Tiens, puisque je te le demande, est-ce pour ne le savoir pas!
– Le navire périra par son gréement.
– Ah ça, tu n'as donc que la même chose à me dire? Attends un peu; puisque tu devines tout ce qui doit arriver au tiers comme au quart, je vais bien voir si tu as l'esprit de Nostradamus dans le ventre. Sais-tu, par exemple, ce que tu vas devenir toi-même dans dix minutes d'horloge?
– Je deviendrai ce qu'il plaira à Votre Majesté, grand empereur.
– Mais qu'est-ce qui me plaira dans dix minutes d'ici?
– Il vous plaira ce que vous voudrez.
– Puisque c'est comme ça, il me plaît de te faire pendre.
– Je l'avais deviné, reprend la vieille sorcière, pour ne pas perdre sa réputation de devinage.
– En ce cas, pour qu'il ne soit pas dit que tu n'as pas dit la vérité, j'ordonne et je commande que tu sois accrochée à une potence pour y voir de plus haut.»
L'empereur fut obéi, comme on le pense bien. La flotte, après ce beau coup de manoeuvre, partit pour l'île inconnue; la v'là en mer.
Nasica Ier, qui n'était pas une bête, comme il y a certains rois, à ce que je me suis laissé dire, avait remarqué que la pleine lune se levait toujours sur l'île ancienne. Il partit donc au lever du soleil le jour de pleine lune, parce qu'il se dit à lui-même: «Je n'ai pas de boussole pour pouvoir gouverner au compas; mais en ayant soin de gouverner à avoir le soleil levant sur l'arrière de ma pirogue, j'arriverai dans quelques heures à vue de l'île, et ensuite j'attendrai la nuit pour l'accoster, en gouvernant sur la pleine lune qui se lèvera du bord de cette terre que je veux voir pour m'amuser, par manière d'acquit.»
Un autre prince qui aurait mal pointé sa carte, se serait mis dedans, royalement, comme on dit; mais le Roi-Matelot ne se blousa pas, je vous en fiche ma parole. Le particulier vit la terre le premier à l'heure dite, et vers les six ou sept heures du soir, quand la lune se leva large comme un pain de munition et rouge comme la figure d'un capitaine hollandais, il fit signal, avec un fanal de poupe, à toutes les pirogues de nager droit sur la lune levante. Le coup ne manqua pas, et la flotte mal montée de sauvages accosta l'île inconnue, en donnant un bon coup d'aviron. Les habitans de ces parages, qui étaient à danser dans le moment de la descente, commencèrent tous par jouer des jambes d'abord. Mais l'empereur Nasica, qui le premier avait sauté à terre, se mit à dire aux mal-blanchis qui battaient en retraite: «Il n'y a pas d'affront, vous autres; je ne veux pas vous faire du mal. C'est une visite de ma part tout bonnement. Avez-vous un roi?
– Oui, répondirent les habitans. Car il est bon de vous apprendre que, par le plus grand des hasards, dans les deux îles on parlait le même langage, ou pour mieux dire le même baragouin.
«A la bonne heure, reprit Nasica; car si vous n'aviez pas eu de roi, j'aurais fait votre affaire. Allez me chercher cet individu.»
On alla en rognonnant chercher le roi de l'île inconnue.
Le monarque arriva tout essouflé, car il était gros et il avait joliment peur.
«Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il à l'empereur.
– Mais rien, mon ami; je suis venu, en qualité de voisin et de confrère, saluer Ta Majesté.
– Oserai-je demander à la vôtre d'où elle vient?
– Ose, oui, ose, mon camarade; je ne vois pas pourquoi tu n'oserais pas. Je viens de mon île, qui est à peu près à quinze lieues de la tienne. Comment se porte Ta Majesté?
– Bien,