L'île de sable. Emile Chevalier
fut inexorable. C'était un caractère de fer; jamais il n'avait modifié une résolution prise. Il mettait son point d'honneur dans l'inflexibilité.
– Tout ce que je puis faire pour toi, mon enfant, dit la nourrice à Guyonne, c'est de te ménager une entrevue avec ce pauvre Yvon, quand il sera à Saint-Malo. Le sire de Ganay est chargé de la garde des prisonniers; il ne refusera pas de nous obliger. Je causerai avec lui. Reviens demain.
Guyonne passa la nuit à réfléchir et à prier. L'aube la surprit prosternée sur la tombe de sa mère.
Elle était mélancolique; mais le voile d'anxiété qui couvrait son front depuis quelques jours avait disparu.
Une détermination inconcevable germait dans le cerveau de la poissonnière. Elle monta au château.
Ils sont en route pour Saint-Malo, et s'embarqueront demain, mon enfant, lui dit la vieille femme.
– Avez-vous obtenu?
– Tu pourras le voir cette nuit, en présentant ce billet à la sentinelle de faction.
– Oh! merci, merci, dame Catherine! Dieu vous récompense!
Guyonne descendit la montagne en courant. On se rappelle l'entretien qu'elle eue ensuite avec son beau-père.
Maintenant, nous reprendrons le fil de notre histoire et suivrons la jeune fille à Saint-Malo.
Le couvre-feu n'était pas encore sonné quand elle aborda dans le port de la cité malouine, et les étoiles s'allumaient une à une au firmament. Guyonne n'eut pas de difficulté à se faire indiquer le lieu où avaient été casernes les captifs, car les rues étaient encombrées de personnes qui devisaient sur les chances probables de l'expédition de la Roche.
On avait enfermé les routiers dans un ancien couvent, situé au sud de la ville. Un piquier se promenait, l'arme à la main, devant la porte.
– Pourrais-je parler au sergent du poste? demanda Guyonne.
– Au sergent du poste, repartit le militaire, oui-dà, ma poulette! Et que lui voulons-nous au sergent du poste?
– J'ai un billet à lui communiquer.
– Un billet! par les griffes de Belzébut! quel fortuné mortel que notre sergent! Approche ici, sous ce falot, mon ange! Pardieu, nous taillerons bien une bavette ensemble!
En disant ces mots, le piquier s'avança pour enlacer Guyonne A la taille; mais celle-ci, l'étreignant par le milieu du corps dans ses doigts musculeux, le souleva de terre comme une plume et le lança violemment contre le mur du monastère.
Le soudard se remit sur ses pieds en articulant un juron.
Néanmoins, il se disposait à réitérer ses insolentes agaceries, lorsque la porte du couvent s'ouvrit pour livrer passage à Jean de Ganay.
– Ah! messire, c'est le ciel qui vous envoie, dit Guyonne à l'écuyer.
– Que désirez-vous?
– Dame Catherine…, commença la jeune fille.
– Bien, mon enfant, je sais ce que vous voulez, dit le vicomte avec intérêt. Vous êtes la soeur…
– D'Yvon, messire.
– Entrez; je vais donner ordre qu'on vous conduise vers lui.
Après avoir adressé quelques paroles au commandant du poste et salué Guyonne, Jean de Ganay sortit de nouveau.
– Suivez-moi, dit le sergent à la jeune femme.
En haut d'un escalier, ils enfilèrent un grand corridor dont les dalles sonores répercutaient le bruit des pas, et s'arrêtèrent à une porte basse.
– Numéro 40, dit le sergent, c'est ici.
Il tira un verrou, déposa sur une table la torche de résine qui avait éclairé leur marche et se retira en disant:
– Dans une heure, je vous querrai.
Pendant ce temps, Guyonne s'était précipitée dans les bras d'Yvon.
– Dis-moi, cher frère, murmura la jeune fille, lorsque leur effusion fut passée, tu soupires pour la liberté?
– Oui; je mourrais avant d'arriver dans cet infernal pays, où, raconte-t-on, il n'y a que plaies et bosses à gagner.
– Je suis à même de te délivrer.
– Toi?
– A une condition.
– A une condition? parle; je souscris à tout, pourvu que je ne sois pas exilé sur cette terre maudite de la Nouvelle-France.
– Si tu veux jurer de ne plus délaisser notre vieux père…
– Mais quel est ton plan?
– Tu le sauras plus tard.
– Je fais le serment que tu exiges, Guyonne.
– Merci, Yvon, dit la jeune fille, les yeux humides d'allégresse. Maintenant, ajouta-t-elle, nous allons troquer nos vêtements. Ta prendras ma robe et ma mante, moi je prendrai ton pourpoint et tes haut-de-chausses!
– Et tu resteras prisonnière à ma place!
– Sans doute, riposta-t-elle en souriant.
– Y songes-tu, Guyonne?
– Oh! j'y ai songé durant toute la nuit dernière sur la fosse de notre mère; c'est elle qui m'a suggéré ce stratagème.
– Excellent coeur! dit le jeune homme en l'embrassant. Mais, ne crois pas que je souscrive…
– Yvon, pense à notre père! il ne peut vivre sans toi.
– Non, non, ma soeur; je ne commettrai pas une lâcheté. Tu ignores quelle sorte de brigands sont ces routiers avec qui j'ai été condamné.
– Que m'importe!
– Que t'importe! mais on t'emmènera avec eux.
– Enfant! oublies-tu que le marquis de la Roche a refusé d'embarquer une seule femme à son bord? Demain, je déclarerai mon sexe et on me lâchera.
Ce raisonnement paraissait très-admissible, l'amour de la liberté bourdonnait dans l'esprit d'Yvon, aussi fut-il bien vite convaincu.
Les deux jeunes gens étaient à peu près de la même grandeur. Ils échangèrent leur costume, et Guyonne dit à son frère, en lui arrangeant sa cornette sur la tête:
– Lorsque le sergent viendra te chercher, feins de pleurer et tiens ce mouchoir contre ton visage afin qu'il ne s'aperçoive point de la substitution. Une fois hors du moustier, tu gagneras le port où j'ai attaché notre canot.
– Je comprends, dit Yvon. Mais toi?
– N'aie aucune inquiétude. Je saurai, avec l'aide de la bonne Sainte-Vierge, me tirer d'affaire.
Tout se passa comme l'avait prévu la noble jeune fille. Yvon sortit du couvent sans que l'on se doutât de la supercherie, et quand la porte de l'enceinte se referma en grinçant sur ses gonds, Guyonne tomba à genoux en s'écriant:
– J'ai sauvé mon père et mon frère. Seigneur, que votre nom soit sanctifié dans ce monde comme dans l'autre!
II. L'EMBARQUEMENT
Aux premières lueurs de l'aurore, la diane résonna et bientôt les prisonniers furent alignés sur deux rangs, dans la cour du monastère, pour être passés en revue.
Cette réunion d'individus, appartenant à toutes les nationalités européennes et portant chacun son accoutrement indigène, ou la partie la plus caractéristique, formait un spectacle étrange et pittoresque.
Ici se carrait un volumineux Allemand, à la figure blondasse, flanqué à droite d'un Espagnol grêle, sec, au teint d'olive, à gauche d'un Anglais gigantesque, riche de maigreur, de rousseur et couvert d'une casaque rouge. Là, on distinguait un Suisse, armé de toutes pièces, coudoyant un Languedocien