L'île de sable. Emile Chevalier
exclamation de douleur et d'épouvante!
Le pont s'était rompu et abîmé dans le fossé avec tous ceux qu'il supportait…
Dès lors la panique se glissa dans les rangs des ennemis. Ceux qui étaient les plus proches voulurent fuir, mais refoulés par les plus éloignés désireux d'arriver sur le théâtre de l'action, ils tombèrent pêle-mêle dans le fossé où ils furent déchirés, lacérés, par les pointes de fer qui en garnissaient le talus. Un grand nombre trouvèrent la mort dans cette bagarre, que les assiégés mirent largement à profit pour mitrailler leurs adversaires.
Un vent impétueux s'était élevé, chassant les nuées vers l'orient. Entra les éclaircies faites par leur dispersion, la lune tantôt montrait son disque d'argent, tantôt se replongeait derrière un impénétrable rideau. Ces fluctuations de lumière et d'ombre prêtaient au siège du château des couleurs vraiment fantastiques.
Cependant, le chevalier à la plume noire était parvenu à rétablir l'ordre parmi les siens. Ils battirent en retraite, mais au moment où ils atteignaient la porte, une troupe d'arquebusiers que Jean de Ganay avait à la hâte ramassés sur le rempart fondit sur eux. Les arquebusiers, contre leur attente, furent reçus avec uns intrépidité qui les contraignit à se replier. Infructueusement le vicomte s'épuisait à stimuler leur ardeur, ils n'écoutaient rien et se débandaient, incapables de résister à l'impulsion de ceux qu'ils avaient cru pouvoir cerner et tailler en pièces.
Frémissant d'indignation, le vicomte de Ganay allait se jeter au fort de la mêlée pour y périr les armes à la main, lorsqu'il aperçut le chevalier à la plume noire.
Abattre deux hommes qui lui barraient le passage et se trouver en face du chef de cette lâche expédition fut pour notre brave écuyer l'affaire d'une minute.
– A nous deux! cria-t-il en l'affrontant l'épée en arrêt.
– Es-tu chevalier?
– Oui, j'ai gagné mes éperons au blocus de Paris.
Aussitôt, les fers croisés se choquent, pétillent, grincent, lancent des milliers d'étincelles, et la trompette résonne annonçant une trêve momentanée, afin de laisser toute liberté aux deux nobles combattants.
Pour champ clos ils ont une petite esplanade en arrière de la porte principale, pour lustre la lune qui brille à cet instant au-dessus de l'arène, pour témoins une ceinture de soldats.
VII. BERTRAND
Le chevalier noir, nos lecteurs l'ont deviné, était Bertrand, l'amant favori de la belle Laure de Kerskoên. Ne pouvant songer à obtenir la main de sa maîtresse à cause de la haine qui divisait son oncle, le duc de Mercoeur et le marquis de la Roche, il avait résolu de profiter de l'absence de ce dernier pour enlever la jeune châtelaine. Son plan était des plus simples. Ayant à sa solde un régiment de reîtres, Bertrand devait se présenter à la porte du manoir sous le costume de troubadour, qu'il adoptait souvent pour y pénétrer.
Une partie de ses soldats le suivrait de près en rampant le long des rochers, il solliciterait l'hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, parce que les soldats de la garnison savaient que le trouvère armoricain était agréable à la nièce de leur seigneur, et se rendrait maître de la forteresse. Cela explique le message qu'au moyen d'une colombe il avait expédié, à Laure de Kerskoên. Mais à peine ce message était-il envoyé qu'un espion avait averti Bertrand que le marquis, alors à Saint-Malo, s'était mis on marche pour retourner au château. Désespéré de ce contre-temps qui ajournait l'accomplissement de ses desseins, notre paladin se décida à s'emparer du marquis. Ayant échoué dans cette tentative, il poursuivit néanmoins l'exécution de son entreprise, dans laquelle, comme on l'a vu, il eut à subir de nouveaux revers.
Bertrand connaissait bien le vicomte de Ganay, et s'il avait exigé qu'il déclinât son titre, c'était pure moquerie; il n'ignorait pas non plus les prétentions de Jean au coeur de Laure, aussi répondit-il à son attaque avec cette fureur aveugle qu'aiguillonnent la jalousie et le désir d'humilier un rival déjà illustre par de nombreux exploits.
Le duel dura plus de vingt minutes avec, un acharnement sans égal. Les deux antagonistes étaient peut-être de même force, mais à la fougue de son adversaire, Jean opposait un calme inébranlable, et après les premières passes, l'on put prévoir qu'à moins d'un accident, le vicomte resterait vainqueur de ce combat singulier. En effet, le neveu du duc de Mercoeur, exaspéré par le sang-froid de l'écuyer, ne tarda guère à ferrailler sans étudier les bottes qu'il poussait; c'était là que Jean l'attendait; mais comme il désirait plutôt le désarmer que le tuer, il négligea maintes occasions de riposter, alors qu'il lui était facile de le faire. A la fin, cependant, lassé lui-même, il rendit estoc pour estoc, et relevant une fausse parade, atteignit Bertrand à la solution de continuité de sa cuirasse et de ses brassards.
Le jeune homme chancela et tomba sur les genoux: il avait l'épaule traversée de part en part.
Cette défaite mettait un terme aux hostilités. Les assaillants se livrèrent à la merci des assiégés, qui étaient sortis du château par une poterne secrète, afin d'assister au cartel.
Guillaume de la Roche embrassa chaleureusement son brave écuyer, fit enchaîner les captifs au nombre de plus de soixante, et transporter Bertrand dans un des cachots du donjon. Puis, ayant donné des ordres pour que tous les postes fassent doublés et les cadavres brûlés dans la chaux vive, il entraîna Jean de Ganay vers son appartement.
– Eh bien! lui dit-il en arrivant, n'avais-je pas raison, mon cher et valeureux ami?
– Je ne sais, messire.
– Vous ne connaissez donc pas Bertrand de Mercoeur, neveu du duc?
– J'en ai beaucoup ouï parler comme d'un vaillant champion…
– Vaillant! ne lui appliquez pas cette épithète, mon fils; Bertrand est un lâche, indigne de la couronne qu'il porte sur son blason. En voulez-vous une preuve irrécusable? c'est lui qui nous a attaqués ce matin, sur la route de Saint-Malo, lui qui nous a attaqués ce soir par une trahison dont j'ignore les menées, lui que vous avez provoqué, blessé!
– Se peut-il! murmura le vicomte.
– Que trop, reprit Guillaume. Mais quel parti prendre à son égard?
– En référer à la justice du roi.
– J'y songeais… oui, c'est, ce me semble, le meilleur expédient, car son crime ne doit pas demeurer impuni, fit notre sécurité exige que nous ne le gardions pas ici. Le duc saurait bien nous l'arracher. Allons, bon courage, Jean! Dans quelques jours nous serons en route pour aller défendre une cause plus noble— la sainte cause de la religion chrétienne.
Le seigneur de la Roche, et son écuyer échangèrent encore quelques paroles, et sa quittèrent l'un pour s'informer de sa nièce, l'autre pour s'assurer que tout danger avait cessé.
VIII. L'ÉVASION
Et Laure de Kerskoên, qu'était-elle devenue? pourquoi son oncle ne l'avait-il pas trouvée dans sa chambre?
A neuf heures, la jeune châtelaine avait ouvert le châssis de sa fenêtre, et entendant le bruit d'un pas sur le rempart, elle avait dit, le lecteur s'en souvient: «Est-ce vous, Bertrand!» mais la lueur de l'éclair lui ayant montré Jean de Ganay, au lieu de celui qu'elle attendait, Laure s'était brusquement retirée, avec une épouvante augmentée par le cri de guerre qui monta soudain à ses oreilles. Tremblante, éperdue, Laure pensa d'abord à se réfugier chez son oncle. Un instinct— l'instinct de l'amour— l'arrêta. Retournant à sa fenêtre, elle entrevit à travers les ténèbres la plume noire qui ombrageait le casque de son amant.
– Bertrand! dit-elle, miséricorde divine! c'en est fait de lui!
Mais bientôt une idée traversa l'esprit de la jeune fille. Sans plus réfléchir, elle sortit de la chambre et descendit dans la cour d'honneur. Elle espérait pouvoir avertir Bertrand que le marquis était de retour au château. Par malheur, on achevait de barricader toutes les issues, et elle fut obligée de regagner son appartement. C'est