L'île de sable. Emile Chevalier

L'île de sable - Emile Chevalier


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savait y rencontrer Jean de Ganay. L'écuyer se promenait soucieux, agité de sombres pressentiments.

      – Vous paraissez bien morne, messire, lui dit la jeune fille, de sa voix la plus câline; vous serait-il advenu malheur?

      – Ah! damoiselle, répondit le vicomte, oui, il m'advient grand malheur! si grand que je crains de n'en pouvoir supporter l'étendue.

      – Vraiment! serais-je indiscrète en vous demandant la cause de cette vive affliction?

      – Vous-même n'êtes-vous donc pas chagrine?

      – Moi, sainte Vierge! oui, bien chagrine! Mon oncle a beau dire, je ne puis m'habituer à l'idée de son départ, et…

      – Et? s'écria Jean intrigué.

      Laure baissa ses longues paupières avec un geste de pudeur, mais sans répondre.

      – Ne regretterez-vous que le seigneur de la Roche? insinua l'écuyer, en proie à une émotion poignante.

      – Pensez-vous que j'oublie mes amis, messire Jean! répliqua l'amante de Bertrand, accompagnant cette interrogation d'un coup d'oeil si expressif, que le pauvre vicomte se crut aimé et faillit se précipiter aux pieds de la sirène.

      – Mais, dit-il d'un ton pénétré, suis-je au nombre de vos amis?

      – Comment! c'est vous qui m'adressez une pareille question! vous, Jean, qui jouissez de la considération de monseigneur de la Roche, vous qui tout récemment avez délivré ce château, vous… Ah! c'est bien mal, Jean, de douter ainsi de moi!

      Une perle liquide qui vint étinceler au coin de sa paupière, couronna la série de tendres reproches déjà exprimés par le sens et l'inflexion qu'elle avait, imprimés à ses paroles.

      Les femmes possèdent un talent merveilleux pour simuler les sentiments qu'elles n'éprouvent pas. Elles sont souvent même plus éloquentes dans le jeu de la passion que dans son action, réelle.

      Est-il donc surprenant que le vicomte se laissât prendre à ce piège jonché de roses odorantes.

      – Quoi, c'est vrai, s'écria-t-il avec chaleur, je ne m'abusais point, vous m'aimez, Laure! vous partagez les feux qui m'embrasent, et vous… Oh! la joie me rend fou! c'est qu'il y a si longtemps que j'attends cet aveu! Oh! mon Dieu! prêtez-moi la force nécessaire pour savourer pareilles délices!

      Il voulut saisir la main de Laure et la baiser, mais la jeune châtelaine s'y opposa doucement en souriant:

      – Fi! le mauvais chevalier, qui n'ajoute pas foi à l'attachement de ses meilleurs amis! vous mériteriez, messire, que pour votre peine je brûlasse le noeud d'épée que j'ai tressé à votre intention.

      – Un noeud d'épée! ah! Laure, votre bienveillance m'accable!

      – Un noeud d'épée que voici, et que j'attacherai moi-même, si vous le permettez, à la coquille de votre dague. Dorénavant, soyez moins soupçonneux, ou je me fâcherai pour de bon. Mais j'ai une prière à vous adresser.

      – A moi… une prière! Oh! parlez, soyez sûre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour me montrer digne de la première marque de confiance que vous daignez m'accorder. Oui, poursuivit-il, me demanderiez-vous ma vie, je serais heureux de vous l'offrir!

      Son teint pâle d'ordinaire s'était nuancé d'un chaud incarnat, sa voix avait des intonations sympathiques, tout en lui exhalait le parfum de l'amour vrai, profondément senti. La vanité de Laure dégusta ce triomphe; mais son coeur était trop occupé pour s'émouvoir au contact de cette ardente passion.

      – Ce que j'ai à vous demander vous coûtera beaucoup, reprit-elle; toutefois je ne me prévaudrai pas de votre tendresse pour lui arracher, à l'avance, un serment qu'ensuite vous réprouveriez peut-être…

      – Non, non, interrompit de Ganay avec véhémence, non! quoi que vous ordonniez, je jure, sur la garde de mon épée, de l'exécuter fidèlement!

      L'amante de Bertrand ne put réprimer une lueur de satisfaction, en le voyant tomber dans les rêts qu'elle lui avait si adroitement tendus.

      – Je crains que vous ne vous repentiez de cette précipitation, objecta-t-elle encore.

      – Ne craignez rien; parlez.

      – Monsieur Jean, mon oncle, souhaite que nous soyons fiancés demain.

      – C'est aussi ma plus douce aspiration.

      – Voilà ce que je redoutais.

      – Vous…

      – Hélas! messire, j'ai promis de ne contracter aucun engagement avant vingt ans et je n'en ai pas encore dix-huit, savez-vous?

      – Et cette promesse? balbutia de Ganay, plongé dans l'horreur du désenchantement.

      – Je l'ai faite à une personne qui m'est plus chère que l'existence.

      En prononçant ces mots d'un ton larmoyant, Laure chiffonnait le coin de son mouchoir.

      – Que votre volonté soit exaucée, dit le jeune homme, après un moment de pause pour maîtriser les angoisses qui déchiraient son coeur. Puis, il ajouta:

      – Un serment est sacré, je respecterai le vôtre en respectant le mien; mais, Laure, serez-vous fidèle?

      – Oh! oui, repartit la nièce du marquis, continuant mentalement son perfide mensonge; oui, je serai fidèle, jusqu'à mon dernier soupir… «à Bertrand,» murmura-t-elle in petto.

      – Ah! ah! mes jouvenceaux, vous roucoulez tendre romance d'amour, dit à cet instant Guillaume de la Roche, en s'approchant du couple.

      Laure saisit l'occasion pour s'enfuir comme une biche effarouchée.

      Vingt-quatre heures après cet entretien, une cavalcade, composée de dix hommes d'armes, d'un dominicain et de deux femmes montées sur des palefrois, quittait le manoir de la Roche.

      C'était Laure de Kerskoên qui partait pour la capitale du Blésois, où elle devait rester dans un couvent jusqu'à la fin de l'expédition de son oncle.

      Debout, au sommet du donjon, Jean de Ganay suivit longtemps des yeux la chevauchée qui serpentait sur le flanc de la montagne.

      L'écuyer espérait que l'une des femmes se retournerait pour lui adresser un signe, un regard, mais personne ne se retourna, et quand les deux amazones, précédées de leur escorte, disparurent derrière les massifs d'arbres, Jean croisa douloureusement les bras sur sa poitrine en s'écriant:

      – Grand Dieu! Laure m'aurait-elle trompé… ne m'aimerait-elle pas?

      PREMIÈRE PARTIE. EN MER

      I. GUYONNE LA POISSONNIÈRE

      A quelque distance du château de la Roche, sur le bord de la mer, s'élevait une cabane à l'aspect chétif et désolé. Des galets, cimentés avec de la terre glaise, avaient servi à sa bâtisse, que recouvrait un toit de chaume. Deux fenêtres étroites, garnies de carreaux en papier huilé, filtraient à l'intérieur un jour blafard et souffreteux. Devant cette cabane s'étendait un jardinet potager, généralement mal entretenu, et derrière séchaient de grands filets accrochés à des pieux.

      Telle était l'habitation de Perrin le pêcheur, de son fils Yvon et de sa belle-fille, Guyonne la poissonnière.

      Un soir de la fin de mai de l'année 1598, Perrin le pêcheur, vieillard sexagénaire, mais encore robuste, malgré ses rides et ses cheveux argentés, assis sur un banc de pierre, au seuil de la maison, réparait une seine fortement endommagée.

      Le soleil à son déclin secouait ses gerbes d'or au front sourcilleux du manoir de la Roche, et les vagues de la Manche venaient lécher le sable irisé du rivage avec un bruit régulier de fusée volante. La soirée se montrait d'une douceur enchanteresse. Aux senteurs marines se mêlait l'arôme balsamique des primevères; au gazouillement des linottes se mariait le ramage des chardonnerets, et l'atmosphère semblait saturée d'un parfum de bonheur.

      Cependant le pêcheur était


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