Le sergent Simplet. Paul d'Ivoi

Le sergent Simplet - Paul  d'Ivoi


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l’avait annoncé le Tsimanclo, les voyageurs se procurèrent facilement une grande pirogue creusée dans le tronc d’un seul arbre et huit rameurs habiles. L’embarcation n’aurait pu tenir la haute mer; mais comme elle devait seulement longer la côte, elle avait une stabilité suffisante, et le 12 janvier 1893, on se confia aux flots.

      Après avoir noté au passage Mananara, l’un des plus anciens établissements français, Isvaviharivo-Mora, Volabel et Tintingue, ils atteignirent, le 15, le port d’Amboudifote, situé dans l’île Sainte-Marie, laquelle n’est séparée en cet endroit de la grande terre que par un canal de sept kilomètres.

      Ils y séjournèrent deux heures, non pour visiter la ville aux légères maisons de bois entourées de jardins. Ils ne déambulaient pas en touristes, hélas! Ils n’eurent pas un regard pour l’îlot aux Forbans où furent déportés les condamnés de la Réunion lors du complot Timagène-Houat. S’ils mirent le pied sur le second îlot englobé dans le port – l’îlot Madame – c’est qu’il contient, outre son phare, la demeure de l’Administrateur de la colonie, et qu’ils désiraient s’assurer que ce fonctionnaire n’avait aucun renseignement à leur fournir au sujet d’Antonin.

      De leur visite il résulta clairement que le frère d’Yvonne n’avait jamais atterri dans l’île.

      Alors, ils se rembarquèrent, sans même songer à franchir les deux ponts, sur pilotis et bateaux, qui relient l’îlot à la côte.

      De nouveau leur pirogue longea le rivage: Ténériffe, Mahambo, Foulepointe défilèrent devant eux. Enfin, une semaine après leur départ d’Antongil, ils se trouvèrent en vue de Tamatave.

      Congédiant leurs rameurs, ils contournèrent la ville et gagnèrent le chemin de Tananarive, appelée par les indigènes Antananarivo, c’est-à-dire les mille villages.

      Ils allaient escalader les rampes du plateau central par une route qui ne mesure pas moins de trois cent cinquante kilomètres. Route difficile au possible! Presque partout c’est un simple chemin bordé de précipices, de lacs de boue.

      Sur le conseil du courrier, les voyageurs louèrent des filanzanes ou fitacons, litières bizarres du pays.

      Sur deux longues perches est installé un siège grossier; le patient y prend place. Aussitôt quatre porteurs saisissent les extrémités des perches, les posent sur leurs épaules et partent au trot, riant, sifflant. En cinq ou six jours ils effectuent le trajet.

      Le voyage se fit rapidement. Parfois on rencontrait un troupeau de bœufs que des agriculteurs conduisaient à la côte pour les embarquer. Alors il fallait s’arrêter et laisser passer la foule beuglante. D’autres fois, c’étaient des soldats escortant la dîme prélevée pour la reine, et durant de longues heures, le défilé coulait lentement devant les jeunes gens enragés par ces retards.

      Le pays devenait de plus en plus accidenté. Toute l’ancienne activité volcanique de l’île se décelait dans les amoncellements titanesques des rochers couverts d’une chevelure verdoyante d’arbres, de lianes, de mousses. Le chemin avait alors une altitude de mille mètres, et à la température ardente de la côte avait succédé une fraîcheur relative.

      Marcel en était enchanté, car l’ortie zapankare, qui l’avait si malencontreusement piqué, continuait son œuvre: ses mains, ses bras se couvraient de larges plaques rouges, au centre blanchâtre, sur lesquelles la peau commençait à se détacher en bandes sèches. Et quoi qu’en eût dit le Tsimando Roumévo, la douleur était agaçante. La brise plus fraîche calmait en partie la démangeaison, les picotements dont se plaignait le sous-officier.

      Le sixième jour, au départ, le courrier annonça à ses amis que vers midi ils seraient à Tananarive. Réconfortés par cette assurance, tous plaisantaient gaiement, quand ils se trouvèrent en présence d’une lamentable caravane.

      Une dizaine d’hommes la composaient. Ils empierraient la route défoncée en cet endroit; mais, détail horrible, chacun avait le col entouré d’un lourd collier de fer, auquel se rattachait une barre de même métal descendant jusqu’à mi-cuisse, et rattachée par un anneau à deux autres tiges rivées à des carcans entourant les chevilles. Tous étaient liés ensemble par leurs colliers. Pâles, hâves, la figure convulsée par la souffrance et le désespoir, ces infortunés travaillaient sous le bâton d’un surveillant.

      – Qu’est-ce? questionna Marcel.

      Roumévo secoua la tête.

      – C’est la peine à laquelle l’ami dont je te parlais l’autre jour a préféré quelques heures de léproserie. Les fers! Chacun de ces pauvres diables porte vingt kilos de chaînes; il travaille toute la journée. Au soir on l’enferme, sans le débarrasser de son appareil, dans une sorte de dortoir. On ne le nourrit pas, et si quelques parents ne lui apportent de quoi manger, il meurt de faim. Alors on lui coupe la tête et les pieds pour le retirer des fers, et les autres continuent à porter l’attirail du défunt.

      – Horrible! murmura le jeune homme. Et pour quelle faute est-on condamné à ce supplice?

      – Pour avoir volé, incendié, commis un faux, conspiré, fait provision de poudre sans autorisation de la reine, insulté celle-ci ou l’un des objets dont elle se sert. Parfois, quand le délit est politique, le condamné obtient une commutation de peine. On le conduit au sommet de la montagne Analamanga sur laquelle est bâtie Tananarive. À la crête même s’élève le palais de la reine, dominant un abîme de trois cents mètres. L’homme s’y précipite et meurt en quelques secondes au lieu de souffrir longuement.

      Pendant cette digression criminelle, les porteurs couraient toujours, et à un coude de la route, les Français poussèrent un cri d’admiration. Tananarive était devant eux.

      Étagée sur les gradins de la montagne, la ville avait un aspect de civilisation, qui les satisfaisait après leurs pérégrinations dans les contrées barbares. Partout des maisons à l’européenne, et tout en haut, semblant planer sur les constructions vassales, le palais de la reine se découpait dans le ciel bleu.

      Avec ses pavillons d’angle, ses balcons, ses innombrables fenêtres, on eût dit un de ces châteaux d’Asie, transporté sur le roc par quelque génie malfaisant des contes des Mille et une Nuits. Même par l’architecture, l’origine malaise des Hovas se trahissait.

      Contrairement aux pronostics du courrier, le 25 janvier, à midi, la troupe dut faire halte à deux kilomètres de la ville, dans un vallon verdoyant. Une véritable armée passait sur la route et les filanzanes eussent été infailliblement renversées si les porteurs s’étaient obstinés à remonter le courant.

      Tous mirent pied à terre et s’installèrent au bord d’un petit torrent qui bondissait à grand bruit entre les pierres, dont sa route était obstruée. En face d’eux un mur de basalte se dressait, régulièrement stratifié, figurant des colonnes. Une ouverture sombre, sorte de porche haut de dix mètres, creusait un trou de nuit dans la paroi baignée de soleil.

      – C’est sans doute une grotte? demanda curieusement Yvonne.

      Roumévo fit « non » de la tête.

      – C’est le temple des Bienfaisants.

      – Des Bienfaisants?

      – Oui, ceux qui sont chargés de maintenir l’ordre et la prospérité du pays.

      – Des esprits?

      – Les prêtres le disent. Chaque année, la reine s’y retirait autrefois et se plongeait dans l’eau claire qui remplissait une baignoire naturelle.

      – La fête du Bain, compléta Claude. La reine se baigne, asperge ses sujets avec l’eau que son précieux corps a touchée. Cette cérémonie donne lieu à des bousculades terribles, car les Hovas sont convaincus que celui qui reçoit une goutte du liquide est heureux toute l’année. La chose certaine est que, chaque fois, il y a un certain nombre de bras cassés et de têtes fendues. C’est ce que l’on appelle la cérémonie du bain de la reine.

      – Oui, compléta le Tsimando, mais la civilisation a pénétré chez nous. La fête fut


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