Le sergent Simplet. Paul d'Ivoi

Le sergent Simplet - Paul  d'Ivoi


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faut qu’il soit réuni à ses amis avant le jour, sinon…

      – Au diable! tu as raison.

      Canetègne habitait un pavillon dépendant du palais d’Ikaraïnilo. Il rentra chez lui furieux, et seul donna carrière à sa mauvaise humeur.

      – Cet imbécile de général se sauve! grommelait-il. Mais il embrouille ma situation. Libre, ce Marcel est bien capable de quitter la ville avant que la révolution éclate, et alors cela me fait une belle jambe, leur révolution! On massacre tous les Français, hormis ceux qui me sont nuisibles.

      Et, le sentiment du danger aidant, l’homme d’affaires se sentit devenir patriote.

      – C’est absurde de laisser occire tous les Français. La base de ma fortune est la commission coloniale; si nos colonies se séparent de la métropole, plus de commission. Je serais donc l’artisan de ma ruine!

      Cette idée l’exaspéra davantage.

      – L’ennui, voilà. Ce damné Marcel et sa sœur de lait connaissent mes relations financières avec les trépassés, sans cela la chose marcherait toute seule. Ce soir, une fois Ikaraïnilo parti, j’emmènerais vers la léproserie quelques soldats, qui ne demanderaient pas mieux que de tuer le lépreux évadé. Et d’un. Seulement les deux autres dénonceront Ikaraïnilo et moi du même coup. C’est dommage. Quelle belle balle à jouer! Une occasion unique d’attraper la décoration. Aller trouver le résident général, l’aviser de la conspiration ourdie par les Hovas. Honneur et patrie! Va te faire lanlaire! Yvonne et Claude parleront.

      Il eut un geste violent, puis se calmant soudain:

      – Mais non… Cela n’est pas certain du tout; en parlant, ils se livrent eux-mêmes. Oui, mais pour venger leur ami… C’est un cercle vicieux.

      Tout à coup il se frappa le front:

      – Je suis bête!… Qu’est-ce que cela me fait qu’ils parlent, si j’ai pris les devants? Je n’y songeais pas. Comme on est obtus parfois! J’écris au résident: je m’accuse d’avoir aidé Ikaraïnilo à violer une tombe; si j’ai commis ce sacrilège, c’était pour découvrir les rouages de la conjuration. Pour la gloire de son pays, que ne ferait-on pas! Eurêka!

      La face illuminée, M. Canetègne s’installa devant une table, et sur une feuille de papier traça, d’une magistrale écriture, ces mots:

      « À Son Excellence Monsieur le Résident général de la République française, à Tananarive. »

      Il exultait, et il lui faut rendre cette justice, il trahissait son associé hova avec la même désinvolture qu’un compatriote.

      Tandis que l’Avignonnais ourdissait sa trame, Marcel, angoissé, parcourait le village des lépreux. La vaste enceinte était pleine d’animation. Dans les avenues, sur le seuil des cabanes bien alignées, la population vaquait à ses occupations. Des hommes passaient munis, qui d’un balai, qui d’une brouette; d’autres arrosaient les gazons. Les femmes travaillaient aussi, épluchant des légumes, façonnant des plats artistement découpés dans des feuilles de ravenala, débarbouillant les enfants.

      Le jeune homme fut surpris. Autour de lui il sentait le mouvement d’une ville de vivants. Mais la réalité le prit aux yeux. Les faces marbrées, tuméfiées, les yeux louches, les traits bouffis d’œdème indiquaient que tous étaient condamnés.

      Son arrivée fit sensation. Les mains dans les poches, il se promenait, et derrière lui un groupe de badauds se formait.

      – Quel est celui-là? se demandaient-ils.

      Avec son teint rose, sa mine fraîche, ses yeux clairs, le nouveau-venu ne pouvait être un malade. Alors que venait-il faire en ce lieu? On ne rend pas visite à ceux qui ne sont déjà plus.

      Au premier rang une jeune fille, à la peau dorée, fixait sur le sous-officier le regard triste de ses yeux noirs. Elle rayonnait de beauté; la maladie à sa première période était encore localisée.

      Le mal n’avait attaqué que le bras droit, marqué d’une large tache blanchâtre. Drapant son lamba bleu, arrangeant les fleurs piquées dans sa chevelure – presque toutes les femmes étaient ainsi ornées, l’amour de la parure survivant en dépit du mal – elle tâchait d’attirer l’attention du nouveau venu.

      Marcel allait toujours, la poitrine serrée par l’angoisse de ce qu’il voyait.

      Assise devant sa porte, une femme coiffait un baby; elle lui sourit. Jeune et déjà hideuse, la face grimaçante, l’œil gauche demi-rongé, elle lui tend l’enfant, gentil, mignon, potelé, l’œil étonné comme les idoles égyptiennes; il semble bien portant, mais sur la jambe, un peu au-dessus du genou, se montre une tache rosée de la grosseur d’un pois. Le stigmate de la lèpre!

      Le sous-officier a vu. Une immense pitié lui serre le cœur. Ce tout petit déjà marqué par le fléau le bouleverse. Il étend les mains en avant comme pour repousser l’affreuse vision. Un murmure satisfait part du groupe de badauds. Ils ont aperçu les plaques dont les mains de Marcel sont marbrées. Ils s’éloignent; celui-là est des leurs.

      Seule, la jeune fille demeure. Ses yeux douloureux ont une lueur. Elle s’élance dans les traces de Simplet, qui s’en va très vite, haletant.

      Et tout à coup, à l’oreille du prisonnier, dominant les bourdonnements dont elle est assourdie, une voix pure, cristalline, résonne ainsi qu’une harmonie:

      – Frère, dit-elle, Rara Houva te salue.

      Le jeune homme tressaille. Ce timbre si pur dissipe ses noires visions. Avec reconnaissance il se tourne vers celle qui a parlé. Enfin il a sous les yeux un visage humain.

      Mais son regard se porte sur le bras de la pauvrette. La marque hideuse étend son disque sur l’épiderme doré. L’horrible angoisse étreint de nouveau Marcel, et sans pouvoir parler, ressaisi plus impitoyablement par l’horreur de ce qui l’entoure, il reste immobile, les prunelles fixées sur la trace odieuse du fléau, souverain maître de la bourgade des lépreux.

      La jeune fille se méprend à ce silence. Une teinte rosée s’épand sur ses joues; dans ses longs cils perle une larme; et d’une voix plaintive, hésitante, elle répète:

      – Frère, Rara Houva te salue!

      Dalvan se sent ému. La pitié lui donne la force de dominer ses nerfs. Ses lèvres tremblantes répondent:

      – Je te salue, Rara Houva!

      Le visage de la malade s’éclaire. Ainsi qu’une brume légère chassée par le vent, le chagrin cesse de planer sur ses traits juvéniles. Le sourire refoule les pleurs prêts à jaillir. Elle se rapproche du Français.

      Ses paupières s’abaissent, étendant sur ses joues brunes la frange sombre de ses cils, et doucement, dans une sorte de gazouillis hésitant, elle dit:

      – Écoute, frère. Ne m’interromps pas. La gazelle a envie de fuir, mais elle est retenue parce qu’elle sait ses heures comptées. Je suis belle aujourd’hui. Dans un an le mal terrible me fera laide, et puis, quelques mois plus tard, viendra la seconde des adieux sans retour!

      Elle parlait simplement, sans trouble, de cet avenir menaçant. Et Simplet écoutait. Rara Houva reprit:

      – Qu’importe le temps si, durant une seconde seulement, on a connu le bonheur?

      Comme Dalvan esquissait un geste:

      – Ce bonheur, il est à portée de notre main.

      Puis très vite, comme pressée de dire toute sa pensée:

      – Mon père est ministre de la reine; il est 27e honneur. J’étais son enfant préférée, mais maintenant il ne me verra plus. Il serait heureux, j’en suis sûre, de m’accorder la joie suprême que je solliciterais de lui.

      – Que puis-je à cela? hasarda le sous-officier, bouleversé par l’étrangeté de la scène.

      – Tu peux tout, frère, car


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