Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi

Les cinq sous de Lavarède - Paul  d'Ivoi


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épuisent l’homme. La soif inextinguible le tient. Et, nouveau Tantale, il ne peut boire l’eau qui l’entoure, ce serait boire la mort. Sans parler des moustiques, des chiques, des niguas, dont les suçoirs venimeux fouillaient la peau des travailleurs.

      Enfin, on sortit de cet enfer.

      – Mais, dit Bouvreuil, est-ce qu’on n’aurait pas pu éviter cette contrée?

      – C’était le plus court chemin pour arriver au col de la Cordillère.

      – En ce cas, dit Lavarède qui était devenu très sérieux, on aurait eu à meilleur marché de temps, d’existences et d’argent le même travail en commençant par l’assèchement des marais. Nos ingénieurs ont déjà fait ce prodige en France, et les Italiens les imitent dans la campagne de Rome.

      On avait quitté le chemin de fer depuis peu, et Gérolans conduisait ses amis au-delà de Tabernilla. De là, on dominait de nouvelles tranchées où tout était bouleversé. Après les marécages, le tracé rencontre le Chagres, rivière torrentielle, dont les promoteurs de l’entreprise semblent n’avoir tenu aucun compte.

      – C’est cependant un cours d’eau particulier, dit Gérolans, puisque, si l’on peut le passer presque à pied sec à de certains moments, il arrive qu’en deux heures, après une pluie, son niveau monte de six à sept mètres. Alors les eaux, dévalant les pentes avec impétuosité, entraînent des blocs de rochers énormes. Ces jours-là, la tranchée était comblée, les travaux de plusieurs semaines perdus… On recommençait, le Chagres recommençait aussi. C’eût été du dernier comique si cela n’avait eu de lugubres conséquences.

      – Mais le simple bon sens indiquerait à un particulier le danger d’établir un chantier auprès d’un voisin aussi incommode, aussi remuant!…

      – C’est justement l’observation qu’a faite devant moi le conseiller d’État envoyé par le Gouvernement français.

      – Eh bien, fit gravement Lavarède, se tournant vers ses amis, tout à l’heure j’ai parlé avec légèreté… Il est certain que l’on ne pouvait songer à dessécher un marais de cette étendue, entretenu par les torrents qui viennent s’y perdre. Avant tout, il fallait creuser un lit au Chagres et le détourner du tracé du canal, ensuite l’assainissement de la plaine marécageuse n’était plus qu’un jeu d’enfant.

      Bouvreuil, ébaubi, écoutait de toutes ses oreilles. Cependant, un doute le prit. Il interrogea sir Murlyton:

      – Ces choses vous paraissent-elles possibles?

      – Je pense, répondit l’Anglais, que c’est la raison même qui parle.

      – Vraiment, demanda Bouvreuil à Gérolans, il est réalisable de détourner un cours d’eau?

      – Parbleu… quelquefois un simple barrage suffit. Nous en avons dix ou douze bien connus en France… Ce serait faisable ici aussi. Depuis Tabernilla, les escarpements commencent. De cette ville à Obraco, en passant par Manuel et Gorgona, – la ligne de partage des eaux est un peu à l’ouest de cette dernière localité, – la Cordillère mamelonne le sol, emprisonnant dans ses ondulations le lac Gamboa, d’où paraît sortir le Chagres, qui est aussi alimenté par un autre torrent venant de l’est. Eh bien! un barrage de bonne taille et d’épaisseur suffisante pourrait envoyer la rivière par une autre nervure de la Sierra.

      – Alors, Lavarède a peut-être trouvé le secret de la continuation des travaux interrompus?

      – Peut-être… car le reste ne sera pas plus difficile à exécuter que ne l’a été le commencement dans la plaine de Monkey-Hill. Au delà du massif, vers le Pacifique, par la vallée du Rio-Grande, le tracé rejoint la vaste baie de Panama en suivant une ligne presque droite.

      – Oh! la ligne droite… c’est dangereux avec les accidents naturels.

      – Non; après la dépression de l’arête centrale et montueuse, on ne traverse plus qu’une région féconde et boisée, où, au milieu de la plus riche végétation du monde, s’élèvent les bourgs pittoresques d’Emperador, Paraiso, Miraflorès, Corosel, La Boca, pour aboutir en face des îles Perico et Flamenco.

      – Mais, parbleu! c’est mon rapport que Lavarède vient de me dicter, s’exclama Bouvreuil… Ah! quel homme! Si seulement il était mon gendre, il aurait bientôt décuplé ma fortune.

      L’instinct égoïste reparaissait. M. Vautour ne voyait que l’exploitation à son profit d’une force et d’une intelligence. Lavarède y gagnait cependant que l’idée des représailles féroces, des représailles à la mode de don José, ne hantait plus l’esprit de son adversaire.

      Cependant Gérolans avait envoyé chercher son Indien, qui habitait San-Pablo, au sud du tracé, sur le chemin de Bahio-Soldado.

      Grand, découplé, le teint cuivré, le regard très doux, l’Indien était de race pure, – ce qui est maintenant exceptionnel dans l’État de Panama. Par sa régularité, sa correcte obéissance, il était devenu chef d’équipe; c’était un des très rares aborigènes demeurés au service de la Compagnie. Au début, ils étaient nombreux ainsi que les noirs. Mais les marécages les eurent bientôt fait disparaître.

      Et l’on sait que l’on a dû recruter, pour les remplacer, jusqu’à des nègres d’Afrique, des Annamites et des Chinois. La région des marais a tout absorbé!…

      – Ramon, lui dit Gérolans, voici un de mes compatriotes, mon ami, ingénieur et docteur, qui doit aller en Costa-Rica… Veux-tu le guider?

      L’Indien, superbe et digne, le regardait. Grave, sans parler, il lui tendit la main. Armand se méprit au geste.

      – Ajoute, dit-il en souriant, que je voyage sans argent.

      La main de Ramon resta tendue. Instinctivement, Lavarède y plaça la sienne. Un éclair d’orgueil joyeux parut sur le visage de l’Indien. On l’avait traité en égal, non en serviteur.

      – Ton ami est le mien, caporal, dit-il à Gérolans.

      – Tiens, pourquoi caporal? fit Armand.

      – C’est comme s’il disait cacique ou chef.

      – Mais les blancs disent «capitaine» pour cacique.

      – Ah!… c’est l’amplification, l’exagération qui leur est restée de la langue castillane.

      – Ainsi, dit Lavarède, tu veux bien quitter ta place ici?

      – Oh! fit l’Indien avec mélancolie, je n’y restais que par reconnaissance pour le médecin de la Compagnie qui a guéri mon Iloé… Tous ceux de ma race qui ne sont pas morts dans la «tranchée de l’enfer» sont retournés cultiver les terres de leur tribu… Je vais partir avec joie pour ne plus revenir. Le chemin que tu dois suivre est celui qui mène à ma montagne; nous le prendrons ensemble, avec ta compagne et la mienne.

      Il avait désigné miss Aurett qui rougit.

      – Shocking, murmura sir Murlyton.

      – Cette jeune fille n’est pas ma compagne.

      – Bien… Iloé saluera ta sœur ce soir, dans ma maison, à San-Pablo.

      Il parut inutile d’expliquer à l’Indien que miss Aurett n’était pas une parente. Gérolans fit signe de s’en tenir là.

      – Mais, objecta Lavarède, je ne suis pas seul; j’ai ma tribu, dit-il gaiement en montrant Murlyton un peu effaré.

      – Ils marcheront dans ton sentier… Toi, tu es Français et médecin, pour cela je t’aime et te respecte… Tu es ingénieur, je dois t’obéir… Mais d’abord, puisque tu es Français, viens, je vais te conduire en un point où tu auras fierté et contentement.

      Les autres suivirent. Comme on passait par la Gorgona, Gérolans comprit et sourit. La petite troupe prit un sentier de la montagne, monta longtemps, et, lorsqu’on fut parvenu au Cerro-Grande, l’Indien marcha droit vers un arbre élevé, fit signe à Lavarède d’y grimper et


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