Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi
Français, dit-il, était monté sur une de mes mules, qui a disparu depuis trois jours… Je l’accuse de l’avoir volée.
– Erreur, estimable, mais naïf arriero; il y a trois jours, je n’étais pas ici; quant à tes mules, loin de les avoir dérobées, nous les avons reprises aux voleurs. J’ai des témoins, d’ailleurs, mademoiselle et monsieur peuvent certifier que je dis vrai.
Pendant qu’il racontait l’incident de la route, grâce auquel Ramon s’était emparé des bêtes, l’homme à la capa parla encore à l’officier.
– Tout cela est fort bien, conclut le capitaine Moralès; mais je ne suis ni alcade, ni juge-mayor, et n’ai pas qualité pour prononcer. Je suis chef de l’escorte, nous allons conduire les hôtes del señor Gobernador avec tous les honneurs qui leur sont dus… Quant à vous, señor Français, je vous arrête sous l’inculpation de vol de deux mules; vous vous expliquerez devant un tribunal dès que nous serons arrivés à Cambo.
Il n’y avait pas à répliquer. L’apparence de justice était contre Armand. Il le comprit, et docilement, en fataliste, se plaça entre les soldats désignés. Puis l’escorte et les voyageurs se mirent en marche, notre pauvre ami à pied, les autres montés. Mais son bon génie, miss Aurett, veillait.
– Mon père, dit-elle à l’officier, avait une mule à lui; je vois que personne ne s’en sert, et je vous serais obligée de la donner à ce jeune homme que nous connaissons et qui est victime d’une erreur.
– Oh! cela peut se faire, répondit galamment Moralès. J’ai ordre de me conformer à tous vos désirs.
Et Lavarède eut, au moins, la consolation d’aller «à mule», lui aussi.
– D’ailleurs, reprit le chef de l’escorte, ce soir nous n’avons pas longtemps à marcher. Nous côtoyons en ce moment le Cerro del Brenon; après franchi le rio Colo et le rio Colorado, nous nous arrêterons au pied de la Cordillera de las Cruces. Là est un rancho où des chambres et un souper sont préparés pour Vos Seigneuries.
La jeune Anglaise réfléchissait. Cette surprise l’attendant sur le sol costaricien ne lui disait rien de bon, et le nom de don José n’était pas non plus pour la rassurer. Mais, après tout, son père était là, Armand aussi, s’il le fallait; il lui semblait donc qu’elle n’avait rien à craindre.
Cependant l’homme mystérieux à la capa dissimulatrice avait, cette fois, laissé passer le capitaine Moralès, et ayant ralenti le pas de sa mule, il se trouva côte à côte avec Lavarède. Tout d’abord, il ne lui adressa pas la parole. Il ne faisait entendre qu’un petit rire étouffé, qui intriguait fort Armand.
Après quelques pas pourtant, il parla, et, en très bon français, dit à son voisin:
– Eh bien, cher monsieur, je crois que je tiens ma revanche de la Lorraine!
Lavarède ne put réprimer un cri de stupéfaction.
– Bouvreuil!…
– Moi-même.
– Quelle heureuse chance, mon cher propriétaire, de vous rencontrer en pays lointains!…
– Raillez, monsieur, raillez… Rira bien qui rira le dernier… et vous verrez demain si la chance est si heureuse pour vous.
– Vous avez donc imaginé quelque nouvelle canaillerie, d’accord avec votre copain le rastaquouère?
– D’abord, cher monsieur, mon copain, comme il vous plait de l’appeler, est ici le maître; il représente le gouvernement, et, comme il n’a rien à me refuser, vous êtes un peu en mon pouvoir… À lui la demoiselle, à moi le beau Parisien.
– Vraiment? fit Armand, frémissant malgré lui à l’idée de ce partage.
– Et puisque, cette fois, vous êtes bien battu, je ne veux pas me refuser la satisfaction de vous dire à l’avance quel sera votre sort.
– Voyons donc l’avenir, mon cher magicien.
– Il est bien simple… Vous serez demain condamné, pour vol des mules d’Hyeronimo, à un an de prison… En ce pays-ci, douze mois de villégiature ne sont pas trop pénibles, et vous n’aurez pas froid… Mais vous aurez ainsi perdu votre gageure et les millions du cousin… Je puis même vous prédire qu’après cette période de recueillement, vous épouserez Pénélope.
– Brrr!… trembla ironiquement Armand.
– Parfaitement, vous aurez le bonheur de devenir mon gendre.
– Mais, monsieur Bouvreuil, c’est là une aggravation de peine non prévue par le Code costaricien… et je vous promets, moi, de faire des efforts dignes de Latude et du baron de Trenck pour échapper à la destinée dont vous me menacez.
– Faites tout ce que vous voudrez, vous n’y échapperez point… Nous vous tenons encore par d’autres moyens; mais je ne vous les dirai pas d’avance, ceux-là… Ah! vous avez peut-être eu tort de passer par ce pays, où don José commande en autocrate; où mon ami José est préfet, gouverneur, dictateur, en un mot!
– Comme il convient à tout fonctionnaire d’un pays libre, ajouta Lavarède.
Il donnait cependant raison à Bouvreuil. Oui, il avait eu une fâcheuse inspiration en venant ainsi se placer de lui-même dans les griffes de ses adversaires. Mais qu’y faire, à présent?… Se résigner pour ce soir, dormir et attendre à demain pour prendre un parti. C’est ce qu’il fit, lorsqu’on fut arrivé au rancho del Golfito.
Bouvreuil, bon prince, ne l’avait pas condamné à mourir de faim; sa victoire assurée avait même apprivoisé le vautour, et Lavarède soupa à la même table que miss Aurett, Murlyton, Moralès et «son futur beau-père». Par une faveur spéciale, les soldats de garde restèrent au dehors, et ce fut le muletier Hyeronimo qui servit plus particulièrement le Français; il ne lui ménagea pas le vin d’Espagne, très fort, comme on le boit communément dans le Centre-Amérique.
Le ranchero s’était distingué comme cuisinier; on sentait qu’il s’agissait de hauts personnages, et Concha, son épouse, avait mis les petits plats dans les grands. Le menu doit être conservé: c’était le premier de ce genre que dégustaient nos amis, et il fut inscrit sur les tablettes de la petite Anglaise:
Soupe de haricots noirs
aux biscuits de mer concassés;
Chapelet d’œufs d’iguane;
Rôti de jeunes perroquets;
Concombres à la sauce;
Confitures de goyaves, d’ananas, etc.
Le tout arrosé d’alicante, de val-de-peñas et d’aguardiente.
Il faut tout avouer en ce récit: le souper fut très joyeux; Murlyton fut très gris, et Lavarède le fut plus encore. Du moins, on doit le supposer; car il s’endormit à table, et les mozos furent obligés de le porter dans la chambre qui lui était destinée. On aurait tort de croire à une ruse de notre ami; non, il dormait réellement, il dormait comme pouvait le faire un pauvre diable à qui un narcotique avait été versé par les soins de ce Méphistophélès de Bouvreuil; il dormait si fort et si profondément qu’il n’entendit plus rien et qu’il ne s’aperçut point du tour pendable que lui joua l’homme dont il ne voulait pas devenir le gendre.
À pas de loup, vers minuit, Bouvreuil entra dans la chambre d’Armand. Les arrieros l’avaient déshabillé et couché. Il ronflait en faux-bourdon, comme un sonneur. Bruyante était la digestion des œufs d’iguane et des jeunes perroquets.
– Quoi que tu en aies dit, murmura le satanique propriétaire, tu ne continueras pas ton voyage.
Lentement, méthodiquement, il prit les vêtements du journaliste dont il fit un paquet, ne lui laissant que sa chemise, son caleçon et ses bottines. Ensuite, il sortit, lança le paquet de hardes au loin, dans un ravin de la sierra, et rentra se coucher, l’âme tranquille, ce qui lui permit de jouir d’un agréable repos.
C’était