Han d'Islande. Victor Hugo

Han d'Islande - Victor  Hugo


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tua, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous, achetez votre pardon par le silence.

      – Taisez-vous! s'écria Ordener avec une voix qui fit trembler les vitraux; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l'officier.

      – Oh! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du plus beau velours d'Abingdon.

      Ordener le regarda fixement.

      – Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée.

      – Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur; mais savez-vous qui je suis? Non, non, s'il vous plaît, prince contre prince, berger contre berger, comme disait le beau Léandre.

      – S'il faut dire aussi: lâche contre lâche! reprit Ordener, assurément je n'aurai point l'insigne honneur de me mesurer avec vous.

      – Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez seulement l'uniforme.

      – Je n'en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j'en porte le sabre.

      Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et s'attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière.

      – Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux menaces d'Ordener, s'était mis en garde sans s'émouvoir; car Cyrus allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas faire trop d'honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse.

      – Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas la cause et le témoin d'un pareil malheur!– Puis, levant sur lui ses beaux yeux, elle ajouta:– Ordener, je t'en supplie!

      Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et le lieutenant s'écria:

      – Par ma foi, chevalier,– j'ignore si vous l'êtes, mais je vous en donne le titre parce que vous paraissez le mériter, moi et vous agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames pour témoins, quoique, n'en déplaise à la charmante damoiselle, ils puissent avoir des dames pour cause. Nous ne pouvons donc ici convenablement parler que du duellum remotum, et, comme l'offensé, si vous voulez en fixer l'époque, le lieu et les armes, ma fine lame de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre hachoir sorti des forges d'Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse trempé dans le lac de Sparbo.

      Le duel ajourné que l'officier proposait à Ordener était en usage dans le Nord, d'où les savants prétendent que la coutume du duel est sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le duellum remotum. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne devaient s'occuper ni en paroles ni en actions de l'affaire qui avait amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s'abstenaient de voir leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état; on se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers; comme dans les anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise violée, jetaient leur bâton dans l'arène, à l'instant tous les combattants s'arrêtaient; mais, jusqu'à l'éclaircissement du doute, la gorge du vaincu restait à la même distance de l'épée du vainqueur.

      – Eh bien! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, un messager vous instruira du lieu.

      – Soit, répondit le lieutenant; d'autant mieux que cela me donnera le temps d'assister aux cérémonies du mariage de ma soeur, car vous saurez que vous aurez l'honneur de vous battre avec le futur beau-frère d'un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du baron Ordener Guldenlew, lequel, à l'occasion de cet illustre hyménée, comme dit Artamène, va être créé comte de Daneskiold, colonel et chevalier del'Éléphant; et moi-même, qui suis le fils du grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé capitaine.

      – Fort bien, fort bien, lieutenant d'Ahlefeld, dit Ordener avec impatience, vous n'êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi colonel;– et les sabres sont toujours des sabres.

      – Et les rustres toujours des rustres, quoi qu'on fasse pour les élever jusqu'à soi, dit entre ses dents l'officier.

      – Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous n'entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette affaire.

      – Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que Muce Scévole lorsqu'il eut le poing sur le brasier. Je n'entrerai non plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison; car je viens de recevoir un ordre d'y laisser à l'avenir Schumacker sans gardes, ordre que j'étais chargé de lui communiquer ce soir; ce que j'aurais fait si je n'avais passé une partie de la soirée à essayer de nouvelles bottines de Cracovie.– Cet ordre, entre nous, est bien imprudent.

      – Voulez-vous que je vous montre mes bottines?

      Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne comprenant pas ce que c'était qu'un duellum remotum, avait disparu, après avoir dit doucement à l'oreille d'Ordener: À demain.

      – Je voudrais, lieutenant d'Ahlefeld, que vous m'aidassiez à sortir du fort.

      – Volontiers, dit l'officier, quoiqu'il soit un peu tard, ou plutôt de bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque?

      – Cela me regarde, dit Ordener.

      Alors, s'entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la cour circulaire, la cour carrée, sans qu'Ordener, conduit par l'officier de ronde, éprouvât d'obstacle; ils franchirent la grande herse, le hangar de l'artillerie, la place d'armes, et arrivèrent à la tour basse, dont la porte de fer s'ouvrit à la voix du lieutenant.

      – Au revoir, lieutenant d'Ahlefeld! dit Ordener.

      – Au revoir, répondit l'officier. Je déclare que vous êtes un brave champion, quoique j'ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d'assistants.

      Ils se serrèrent la main; la porte de fer se referma, et le lieutenant retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises et le roman français.

      Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu'il enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de son sabre; puis, mettant en pratique les principes d'indépendance de Schumacker, il s'élança dans l'eau froide et calme du golfe, et commença à nager au milieu de l'obscurité, vers le rivage, en se dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu près sûr d'arriver, mort ou vif.

      Les fatigues de la journée l'avaient épuisé; aussi n'aborda-t-il que très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse noire; car depuis quelque temps la lune s'était entièrement voilée.

      En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix; une lumière faible sortait par l'ouverture supérieure. Étonné, il frappa violemment à la porte carrée; le bruit cessa, la lueur disparut. Il frappa de nouveau; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque chose de noir sortir par l'orifice supérieur et se blottir sur le toit plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de son sabre, et cria:– Ouvrez, de par sa majesté le roi! ouvrez, de par sa sérénité le vice-roi!

      La porte s'ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en désordre, l'oeil hagard, les cheveux hérissés, les mains ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait encore moins visiblement


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