La destinée. Ages Lucie des

La destinée - Ages Lucie des


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mon ami. Ta statue a des pieds d'argile, et la supériorité que tu prétends me reconnaître me laisse les faiblesses humaines. Je suis jaloux!

      – Jaloux! Toi! Et de qui, mon Dieu?

      – Ne te fâche pas; ne t'étonne pas. C'est une folie, je le sais, et je cherche à la combattre. Tiens, le rouge me monte au front en avouant cette misère, qui me torture parfois et crie soudain à travers les aridités absorbantes de mes études: je suis loin, et tu vois Anne si souvent!

      – Anne est ta cousine, l'amie de ta jeunesse, puisque tu ne te rappelles pas un jour où tu ne l'aies aimée; plus que cela, elle est à peu près ta fiancée, si j'ai bien compris. Je ne vois rien autre chose en elle.

      – Mais elle? Oh! ce n'est pas de toi dont j'ai peur! Tu es trop généreux pour m'enlever l'affection…

      Le docteur s'interrompit un instant, comme si ce mot exprimait mal sa pensée. Il reprit avec un sourire amer:

      – L'affection! Cela méritait-il un pareil nom? C'était une sorte d'habitude de me considérer comme son futur mari, et, en attendant, comme son esclave. Elle le sait bien. N'a-t-elle pas fait de moi tout ce qu'elle voulait depuis sa plus petite enfance? Depuis le jour où, pour cueillir une fleur qu'elle désirait et ne plus voir ses yeux remplis de larmes désespérées de son caprice, je me jetai à l'eau, où je faillis mourir, emporté par un courant furieux, jusqu'à celui où, devenue femme, elle jura de n'épouser qu'un homme riche et fit naître en moi une soif de richesse, pourtant incompatible avec ma nature, et que je suis honteux de constater!

      Jacques fit un mouvement d'incrédulité.

      – Toi, dit-il, tu auras beau faire; tu ne parviendras pas à te rendre ambitieux sous ce rapport. Ton âme est grande, et tout l'amour de ton coeur ne saurait la rabaisser jusqu'au désir du gain

      – Qui sait? dit tristement le jeune docteur. Tu parlais tout à l'heure de mon dévoûment à l'humanité et de ma passion pour la science; ces sentiments-là, certes, ils existent en moi; ils m'élèvent, je le sens; mais il en est un autre bien différent. Celui-ci s'est attaché à mon coeur et l'humilie jusqu'à la recherche de l'or, et c'est mon amour pour Anne! Elle veut être riche; elle est si belle! Peut-on lui reprocher de désirer un entourage élégant et digne de sa beauté?

      Un sourire d'indulgente tendresse souligna ces dernières paroles.

      – Pourquoi doutes-tu de l'amour de ta cousine?

      – Pourquoi! reprit le docteur, dont le visage avait repris son expression grave. Parce que je lui fais peur; parce qu'elle me trouve sévère; parce que je ne puis m'empêcher d'essayer de ramener à la raison cette jeune âme pétrie de vanité et de coquetterie; parce que, parfois enfin, je la juge froide et incapable d'aimer.

      – Comment peux-tu, la jugeant ainsi, lui rester attaché?

      – Je ne sais. Le jugement est juste pourtant, je le crains. Je la connais depuis son enfance, où elle possédait déjà cette fatale beauté qui m'ensorcelle. Je me suis habitué à obéir à un signe de ses grands yeux, et cependant jamais une étincelle de tendresse ne brille à travers leurs éclairs. D'autres peuvent être, comme moi, victimes de ce don qu'elle a reçu du ciel.

      – D'autres? Moi, tu veux dire?

      Le docteur inclina la tête en rougissant. Il éprouvait une profonde humiliation à mettre ainsi à nu la faiblesse de son coeur.

      Jacques plaça la main sur le bras de son ami.

      – Je le jure devant Dieu! Seul, il nous entend en ce moment. Je briserais mon coeur en mille éclats plutôt que de le laisser aller à cette lâcheté!

      Et, comme Robert demeurait les yeux baissés sans répondre:

      – Me crois-tu? dit-il.

      Le jeune Martelac saisit dans ses deux mains la main appuyée sur son bras.

      – Oui, je te crois. Pardonne-moi d'avoir eu cette pensée. Si tu savais combien il est dur d'être attaché à un coeur qui nous échappe sans cesse sous l'empire de l'égoïsme ou de la vanité!

      – Pauvre ami, dit Jacques avec compassion.

      Il n'ajouta rien. Le mal de Robert lui semblait incurable, puisqu'il lui permettait, à travers son amour pour Anne, de se rendre si bien compte des défauts de la jeune fille.

      CHAPITRE VII

      Dans la soirée, le docteur accomplit sa promesse et se présenta chez Nicolas, afin de donner une consultation à Sarah. Jacques l'accompagna jusqu'au seuil du magasin et le quitta en disant:

      – Je te laisse te débattre avec le vieil avare. Surtout tâche qu'il soigne un peu mieux ma pauvre petite rose. Elle est si pâle et si menue que je me demande de quoi il la nourrit. Si elle pouvait, comme les fleurs de nos jardins, se contenter de la rosée du ciel, il serait dans la joie de son âme, cet affreux bonhomme! Que lui donne-t-il à manger, je me le demande?

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