La destinée. Ages Lucie des
liberté laissée par M. Duplay à sa fille et du manque absolu de direction qu'on sentait autour d'elle.
– Cette petite se gâte, disait-elle parfois tristement, lorsqu'elle se retrouvait seule avec son fils après les visites d'Anne. Son père l'adule trop, il ne sait rien lui refuser, et toi-même, Robert, tu n'es pas raisonnable avec elle, tu cèdes sans cesse à ses caprices.
– Peut-être avez-vous raison, ma mère, répondait le jeune homme sérieusement. Je serai plus ferme avec elle désormais, je vous le promets.
Mais sa résolution ne tenait pas longtemps, et quand la petite fille, grimpant sur ses genoux, le prenait par le cou et appuyait contre son visage sa jolie tête enfantine, elle obtenait immédiatement de lui ce que demandaient ses grands yeux suppliants et ses lèvres roses, prêtes à donner un baiser en retour.
Tant qu'elle avait été enfant, Anne avait, au travers de ses caprices, montré de délicieux élans de tendresse à l'égard de ceux qui l'aimaient. Puis, peu à peu, son coeur s'était refermé; la vanité, l'orgueil de sa beauté, trop tôt vantée en sa présence, l'égoïsme particulier aux créatures gâtées et adulées, cet égoïsme si naïf qu'il n'a pas même conscience de son existence et sacrifierait sans remords le monde entier à son plaisir, tout s'était rencontré pour étouffer les heureuses dispositions de son âme. Les années, en s'ajoutant les unes aux autres, avaient développé les grâces de la jeune fille, mais elles avaient resserré son coeur, et Robert, tout en gardant pour elle l'amour de sa jeunesse augmenté par la radieuse beauté de sa cousine, se heurtait parfois chez elle à une absence de sentiments qui l'effrayait.
Le mariage des deux cousins était un projet ancien entre leurs familles, bien que ce projet n'eût jamais peut-être été formulé.
Mme Martelac se demandait si Anne pouvait faire le bonheur de son fils; elle constatait ses défauts fortifiés par le temps, et poussée par cette crainte, elle eût volontiers renoncé à l'espoir de cette union. Mais l'amour de Robert ne pouvait échapper à son regard maternel et elle n'eût pas osé aborder avec lui un pareil sujet. Quant à Ane, tout en paraissant adopter l'avenir préparé pour elle, elle avait parfois des mots cruels qui attestaient une sorte de révolte et de revendication de sa liberté. Elle acceptait l'amour complaisant, dévoué et sûr de son cousin; mais elle rêvait le luxe, le plaisir, l'entraînement du monde, et elle le sentait, cet homme austère, pour le moment sans fortune, ne saurait lui donner ce qu'elle voulait.
L'aimait-elle? Qui eût pu le dire? Parfois Robert en doutait et une douleur aiguë lui serrait le coeur. Pourtant, si un clair regard s'arrêtait sur lui avec une sorte de rayonnement affectueux et un sourire dû peut-être à la coquetterie, le pauvre garçon reprenait confiance et s'efforçait de se croire aimé. Notre coeur n'a-t-il pas mille ressources pour se dérober à la désillusion qui le lui [sic] déchirerait et ne combat-il pas avec passion afin de conserver un reste de foi dans l'être auquel il a donné son amour?
CHAPITRE V
Le jeune lieutenant eut peu de rapports avec Nicolas. Le marchand, avec son visage pointu, au nez recourbé et aux petits yeux de fouine toujours clignotants, comme s'ils n'eussent pas été faits pour la lumière du jour, ne lui inspirait aucune sympathie. Toutefois, la personne souffreteuse de Sarah l'intéressait, et souvent il entrait dans le magasin pour dire bonjour à la petite fille, de laquelle ces courtes visites étaient l'unique distraction.
Il était à Poitiers depuis quelques mois, quand un matin, revenant de la caserne, il eut la pensée d'entrer chez Nicolas avant de remonter dans sa chambre. Il n'avait pas vu Sarah depuis plusieurs jours et s'étonnait de ne pas l'avoir entendue remuer dans la maison ou dans la cour. Bien qu'elle fût d'un naturel tranquille et n'eût jamais connu jusqu'alors ces exubérances de gaîté familières aux enfants de son âge, elle chantait parfois en allant et venant. Ou bien encore, elle adressait tout haut à son chat, le seul être vivant qui partageât sa solitude, un de ces monologues enfantins, dont naturellement elle se chargeait de faire les frais, l'animal se contentant de lui répondre par le seul langage en son pouvoir, c'est-à-dire en se frottant contre elle, en faisant le gros dos et en la regardant de ses yeux ronds et brillants.
Ce jour-là, la petite fille ne semblait guère en disposition de chanter ou de jouer; il la trouva assise tristement sur un vieux coffre placé près d'un poêle, dans lequel, à l'insu de son grand-père, elle entassait le charbon de terre. Elle essayait ainsi de combattre le froid qui l'envahissait, la fièvre se joignant à la température glaciale du dehors.
Quand elle prenait avec la main un morceau de charbon, elle le plaçait doucement sur la flamme et jetait un regard effrayé vers Nicolas en entendant le crépitement joyeux fait par le bloc noir au contact du feu. Mais le marchand ne remarquait rien; une plume à la main, il faisait des comptes et semblait absorbé.
Lorsque Jacques entra, Sarah, le menton dans la main et les joues plus animées que de coutume, était immobile depuis quelques instants. Elle ne leva pas les yeux.
– Qu'avez-vous donc? dit-il en s'approchant. Vous paraissez souffrante.
– Oui, Monsieur, répondit, répondit la petite fille en tournant lentement la tête, ce simple mouvement lui étant pénible. Je suis malade.
– Où avez-vous mal?
– Là, surtout!
Elle portait la main à son front.
– Et dans tous les membres, d'ailleurs. Je ne puis les remuer sans souffrir.
– Etes-vous ainsi depuis longtemps?
– Depuis trois ou quatre jours.
– Avez-vous vu le médecin?
– Le médecin? répéta-t-elle avec étonnement.
Puis elle secoua négativement la tête et, serrant autour d'elle le vieux vêtement déchiré (un paletot d'homme!) dont elle s'était couverte, car elle grelottait, elle retomba dans sa somnolence fiévreuse.
Jacques la considérait avec pitié. Son visage, habituellement pâle, prenait une teinte terreuse, et ses grands cils baissés ajoutaient leur ombre au cercle bleuâtre qui entourait ses yeux battus par la fatigue. Ses lèvres, décolorées, semblaient retenir avec peine un sanglot prêt à lui échapper, car Sarah n'était encore qu'une enfant et la souffrance lui arrachait des larmes, bien qu'elle n'eût autour d'elle aucune tendresse pour les essuyer. Ses petites mains tremblaient en refermant de leur mieux le collet de velours rougi dans lequel se perdait sa figure.
Pauvre rose de Bengale! La première fois qu'il l'avait vue, Jacques avait comparé Sarah à cette fleur délicate dont les pétales s'effeuillent au moindre souffle, et qui, pourtant, s'entr'ouvre encore sous le soleil d'automne. En ce moment, pâle et frissonnante, elle ressemblait aux dernières roses, surprises par l'hiver et répandant sur le gazon leurs corolles sans parfum et sans couleur. Le poêle avait beau ronfler sourdement et sa plaque devenir étincelante, grâce au combustible qu'elle y avait amassé clandestinement, sa chaleur ne parvenait pas à réchauffer la pauvre enfant, abattue par la maladie.
Le jeune officier s'approcha du grand-père.
– Monsieur Larousse, dit-il, votre petite-fille est malade.
Le vieil avare arrêta un instant ses calculs pour tourner les yeux vers Sarah. Il plaça derrière son oreille la plume dont il se servait, et, frottant l'une contre l'autre ses mains ridées qui rendirent un son de parchemin froissé, il répondit:
– Un peu, mais ce n'est rien.
– Elle a une fièvre ardente.
Jacques, s'approchant de Sarah, avait pris dans les siennes la main brûlante de l'enfant.
– C'est une fièvre de croissance. Tous les enfants y sont sujets, reprit Nicolas.
Le jeune homme secoua la tête.
– Elle ne grandit guère! J'ai peine à croire que cela la fatigue. Il faudrait la soigner.
– Je lui ai fait de la tisane d'orge, et elle s'entête à ne pas la prendre. C'est dommage! ajouta le marchand en jetant un regard douloureux vers le poêle,