La destinée. Ages Lucie des

La destinée - Ages Lucie des


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incolore que Jacques soupçonna être la coûteuse tisane. Le bonhomme n'ayant pas acheté de sucre pour y ajouter, – cette marchandise n'entrait jamais dans la consommation de son ménage, – la petite fille s'était obstinément refusée à boire la tisane.

      – Il faudrait faire venir le médecin.

      Nicolas regarda son locataire d'une air mécontent.

      – Vous n'y pensez pas! Cela coûte, et Sarah guérira sans médecin.

      Jacques se tourna vers la petite malade. Elle étouffait de son mieux les sanglots qui lui montaient à la gorge, mais de grosses larmes roulaient le long de ses joues et glissaient sur ses vêtements, où elle séchaient presque instantanément, tant était ardente la chaleur dégagée par le poêle près duquel elle était.

      – C'est nécessaire, je vous assure, reprit le jeune homme, ému par cette vue.

      – Bah! bah! dit l'avare.

      D'un mouvement brusque, il enleva sa plume de derrière son oreille, la plongea jusqu'au manche dans la bouteille dont il se servait en guise d'encrier et essaya de se remettre à ses comptes, en maugréant intérieurement contre les importuns qui se mêlent des affaires d'autrui.

      La vue du visage décomposé de Sarah rendit le jeune homme tenace. Il posa la main sur l'épaule du vieillard.

      – Monsieur Larousse!

      Celui-ci fit un soubresaut d'impatience.

      – Quoi encore? murmura-t-il d'un ton maussade. Ne peut-on être malade à son gré sans que les voisins viennent voir ce que vous avez?

      – A son gré? repartit Jacques en souriant malgré lui. Le gré de Sarah ne saurait être d'être malade. On ne l'est jamais par plaisir.

      Le visage revêche de Nicolas ne sourcilla pas.

      – Si j'insiste, c'est pour le bien de votre petite-fille. La pauvre enfant n'est pas, il me semble, habituée à être dorlotée, et ne se plaint pas pour vous attendrir inutilement.

      Le vieux marchand déposa sa plume sur la table et croisa les bras avec résignation, n'osant imposer silence à son locataire et paraissant attendre ce qu'il désirait lui dire encore.

      – Je voulais vous faire une proposition, reprit le lieutenant.

      – Laquelle?

      – Mon ami, le docteur Martelac, est ici en ce moment. Si vous voulez, je lui parlerai de Sarah et je l'amènerai la voir.

      – Le docteur Martelac! s'écria l'avare en bondissant sur son siège. Une célébrité! Etes-vous fou?

      – Pourquoi cela?

      – Parce que la science se paie, mon cher Monsieur!

      – Avez-vous un autre médecin attitré et auquel vous tenez?

      – Non, certes!

      Le vieillard dit cela d'un ton fier comme s'il se félicitait d'avoir su se passer jusque-là de tout membre du corps médical.

      – Je n'ai jamais employé de médecin! Ces gens-là ne servent qu'à alléger les bourses bien garnies.

      – Pourtant, on est parfois obligé de recourir à leurs soins.

      – Qu'ils font payer les yeux de la tête!

      – Robert Martelac est aussi généreux que savant et je me porte garant de la sagesse de ses demandes.

      Nicolas garda le silence.

      – Cette enfant a une fièvre très forte, reprit le jeune homme, et elle souffre, m'a-t-elle dit, depuis plusieurs jours. Cela pourrait bien être le début d'une maladie grave, et si vous ne la prenez pas à temps, il faudra ensuite de longs mois pendant lesquels elle sera incapable de vous rendre service dans votre ménage comme elle le faisait jusqu'ici.

      Le vieux marchand se gratta la tête, sur laquelle poussaient au hasard de longues mèches grises qu'il coupait inégalement suivant son caprice. Le coiffeur n'avait jamais, pour cause d'économie, déployé son art sur cette chevelure inculte. Il jeta un regard sur sa petite-fille, ramassée douloureusement sur elle-même, le plus près possible du poêle, et sa résolution parut ébranlée. Ce n'est pas qu'il fût attendri par la vue de Sarah, son vieux coeur endurci ne pouvait être touché que par ses intérêts matériels et le dernier argument du jeune lieutenant lui donnait à réfléchir.

      Seul avec l'enfant, sa dépense était presque insignifiante; il lui mesurait la nourriture de façon à contenter son avarice. Mais avec une domestique, c'était tout autre chose! Il en avait eu une lorsque Sarah était toute petite et incapable de travailler. Dieu sait les exigences de cette femme, qui prétendait être payée et nourrie comme une chrétienne! disait-elle. Nicolas en pleurait de rage en ce temps-là; aussi, pour se soustraire à de si ruineuses exigences, il avait dressé sa petite-fille à la remplacer le plus vite possible et il s'était débarrassé de cette plaie qui rognait sa bourse et rongeait son coeur par la folle défense qu'elle occasionnait dans la maison de l'avare.

      – Vous êtes sûr qu'il ne demandera pas cher? dit-il avec hésitation.

      – J'en réponds. D'ailleurs, vous vous entendrez avec lui.

      Voulez-vous que je vous l'amène?

      – Enfin, oui, dit Nicolas en soupirant. Nous verrons.

      Deux minutes après avoir donné ce consentement, il le regrettait, mais Jacques avait saisi promptement le mot si péniblement obtenu pour sortir du magasin et courir chez Robert, où il était du reste invité à déjeuner ce jour-là. Le vieillard dut donc en prendre son parti, il envoya Sarah se coucher, éteignit le poêle afin de rattraper sur le combustible quelque chose de l'argent qu'allait coûter la visite du médecin, et, serrant sur son corps maigre et osseux sa vielle redingote râpée, il se mit à déjeuner d'un morceau de pain et d'un débris de fromage, convoité de loin par le chat, seul témoin de ce frugal repas.

      CHAPITRE VI

      En sortant de chez Nicolas, Jacques s'était donc aussitôt rendu chez Robert, arrivé dans la nuit pour passer deux ou trois jours avec sa mère. Celle-ci, connaissant la vive sympathie qui unissait son fils et le jeune officier, et ravivait leur amitié de collège, avait fait prévenir le lieutenant, ajoutant qu'on l'attendait à déjeuner chez elle.

      L'heure du repas n'étant pas encore arrivée, Jacques entra directement dans la chambre du docteur et lui serra la main avec affection. Peu de jours auparavant, Robert avait fait une opération chirurgicale dont les journaux avaient parlé avec éloge, et son ami le félicita.

      – Ainsi, te voilà célèbre? lui dit-il.

      – Pas encore, mais sur le chemin de la fortune, du moins, répondit Robert en riant. Les demandes pleuvent chez moi, et je n'y puis suffire. On croirait à une réclame de ma part; tous les journaux ont parlé de moi, tous les malades veulent m'avoir pour les opérer.

      – Bah! Tu es illustre, mon cher, ou en train de le devenir. On t'élèvera une statue et je souscrirai généreusement, je t'en réponds!

      – Ce ne serait pas un honneur bien particulier par le temps qui court!

      – C'est vrai! On en couvre la France. Nos descendants ne pourront nous reprocher de n'avoir su rendre hommage au mérite! Il n'y a si petite renommée qui ne soit nantie de sa statue! Au moins, tu la mériteras, toi, beaucoup mieux que nombre de ces honnêtes célébrités qu'on nous a fait admirer en marbre ou en bronze. J'apprécie dans mon ami d'enfance non seulement la science de l'habile praticien, mais surtout le noble caractère. Voyons, regarde-moi bien en face.

      – Pourquoi?

      – Eh! parbleu! pour que je puisse voir le visage d'un homme supérieur. On n'a pas tous les jours l'occasion de satisfaire une pareille curiosité!

      Robert secoua la tête en souriant. Il appuya ses deux mains sur les épaules de son ami, et plongeant son regard d'aigle dans les yeux de Jacques, il garda un instant de silence.

      -Tu es un caractère antique! reprit le jeune officier


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