Le Montonéro. Aimard Gustave
Ainsi, tu es certain qu'ils se sont réellement échappés.
– Maître, je les ai vus.
– Alors, bon voyage! Dieu veuille qu'ils ne soient pas repris.
– Ne craignez-vous pas que cette fuite ne vous soit préjudiciable?
– A moi? Pour quelle raison? s'écria-t-il avec surprise.
– Ne vous avait-on pas indirectement impliqué dans leur affaire?
– C'est vrai, mais je crois que je n'ai rien à craindre maintenant, et que les soupçons qui s'étaient élevés contre moi sont complètement dissipés.
– Tant mieux, maître; cependant, s'il m'est permis de vous donner un conseil croyez-moi, soyez prudent.
– Voyons, parle avec franchise; j'aperçois derrière tes circonlocutions indiennes une pensée sérieuse qui t'obsède et dont tu voudrais me faire part; le respect ou je ne sais quelle crainte que je ne puis comprendre, t'empêche seul de t'expliquer.
– Puisque vous l'exigez, maître, je m'expliquerai d'autant plus que le temps presse; la fuite des deux officiers espagnols a réveillé les soupçons qui n'étaient qu'assoupis; bien plus, on vous accuse de les avoir encouragés dans leur projet de fuite et de leur avoir procuré les moyens de l'accomplir.
– Moi! Mais ce n'est pas possible, je ne les ai pas vus une seule fois depuis leur arrestation.
– Je le sais, maître; cependant cela est ainsi, je suis bien informé.
– Mais alors, ma position devient extrêmement délicate; je ne sais trop que faire.
– J'ai songé à cela pour vous, maître; nous autres Indiens nous formons une population à part dans la ville; mal vus des Espagnols, méprisés des créoles, nous nous soutenons les uns les autres, afin d'être en mesure, en cas de besoin, de résister aux injustices qu'on prétendrait nous faire; depuis que je m'occupe des préparatifs de votre voyage, j'ai donné le mot a plusieurs hommes de ma tribu engagés chez certaines personnes de la ville, afin d'être instruit de tout ce qui se passe et vous prémunir contre les trahisons. Je savais depuis hier au soir que les officiers espagnols devaient s'échapper aujourd'hui, au lever du soleil. Depuis plusieurs jours déjà, aidés par leurs amis, ils avaient combiné leur fuite.
– Jusqu'à présent, interrompit le peintre, je ne vois pas quel rapport il y a entre cette fuite et ce qui me regarde personnellement.
– Attendez, maître, reprit l'Indien, j'y arrive: ce matin, après vous avoir aidé à vous déguiser, je vous suivis et j'entrai dans la ville; la nouvelle de la fuite des officiers était déjà publique, tout le monde en parlait, je me mêlai à plusieurs groupes où cette fuite était commentée de cent façons différentes. Votre nom était dans toutes les bouches.
– Mais, cette fuite, je l'ignorais.
– Je le sais bien, maître; mais vous êtes étranger, cela suffit pour qu'on vous accuse; d'autant plus que vous avez un ennemi acharné à votre perte qui s'est chargé de propager ce bruit et de lui donner de la consistance.
– Un ennemi, moi! fit le jeune homme avec stupeur, c'est impossible!
L'Indien sourit avec ironie.
– Bientôt vous le connaîtrez, maître, dit-il; mais il est inutile de nous occuper de lui en ce moment, c'est de vous qu'il s'agit, de vous, qu'il faut sauver.
Le jeune homme hocha la tête avec découragement.
– Non, dit-il d'une voix triste, je vois que je suis bien réellement perdu cette fois, tout ce que je tenterais ne ferait que hâter ma perte, mieux vaut me résigner à mon sort.
L'Indien le considéra pendant quelques instants avec un étonnement qu'il ne chercha pas à dissimuler.
– N'avais-je pas raison, maître, reprit-il enfin, de vous demander au commencement de cette conversation si vous aviez du courage?
– Que veux-tu dire? s'écria le jeune homme en se redressant subitement et en le foudroyant du regard.
Tyro ne baissa pas les yeux, son visage demeura impassible, et ce fut de la même voix calme, avec le même accent d'insouciance qu'il continua:
– En ce pays, maître, le courage ne ressemble en rien à celui que vous possédez, tout homme est brave le sabre ou le fusil à la main, surtout ici, où, sans compter les hommes, on est constamment contraint de lutter contre toutes espèces d'animaux plus nuisibles et plus féroces les uns que les autres, mais que signifie cela?
– Je ne le comprends pas, répondit le jeune homme.
– Pardonnez-moi, maître, de vous apprendre des choses que vous ignorez; il est un courage qu'il vous faut acquérir, c'est celui qui consiste à paraître céder lorsque la lutte est trop inégale, en se réservant, tout en feignant de fuir, de prendre plus tard sa revanche. Vos ennemis ont sur vous un immense avantage: ils vous connaissent; donc ils agissent contre vous à coup sûr, et vous, vous ne les connaissez point; vous êtes exposé, au premier mouvement que vous ferez, à tomber net dans le piège tendu sous vos pas, et de vous livrer ainsi sans espoir de vengeance.
– Ce que tu me dis là est plein de sens, Tyro; seulement, tu me parles par énigmes. Quels sont ces ennemis que je ne connais pas et qui paraissent si acharnés à ma perte?
– Je ne puis encore vous révéler leurs noms, maître; mais ayez patience, un jour viendra où vous les connaîtrez.
– Avoir patience, cela est bientôt dit; malheureusement, je suis enfoncé jusqu'au cou dans un guêpier dont je ne sais comment sortir.
– Laissez-moi faire, maître; je réponds de tout. Vous partirez plus facilement que vous ne le croyez.
– Hum! Cela me paraît bien difficile.
L'Indien sourit en haussant légèrement les épaules.
– Tous les blancs sont ainsi, murmura-t-il comme s'il se parlait à lui-même; en apparence, leur conformation est la même que la nôtre et pourtant ils sont complètement incapables de faire par eux-mêmes la moindre des choses.
– C'est possible, répondit le jeune homme intérieurement piqué de cette remarque assez désobligeante, cela tient à une foule de considérations trop longues à l'expliquer et que d'ailleurs tu ne comprendrais pas; revenons à ce qui, seul, doit en ce moment nous occuper; je te répète que je trouve ma position désespérée et que je ne sais, même avec l'aide de ton dévouement, de quelle façon je m'en sortirai.
Il y eut quelques instants de silence entre les deux hommes, puis l'Indien reprit la parole, mais cette fois d'une voix claire, bien accentuée, comme un homme qui désire être compris du premier coup, sans être contraint de perdre en explications inutiles un temps qu'il considère comme fort précieux.
– Maître, dit-il, aussitôt que je fus informé de ce qui se passait, convaincu que je ne serais pas désavoué par vous, je dressai mon plan et je me mis en mesure de parer le nouveau coup qui vous frappait. Mon premier soin fut de me rendre dans votre maison; on me connaît, la plupart des peones sont mes amis; on ne fit donc pas attention à moi. Je fus libre d'aller et de venir à ma guise; sans attirer l'attention. Du reste, je profitai d'un moment où la maison était à peu près déserte, à cause de l'heure de la siesta qui fermait les yeux des maîtres et des criados; en un tour de main, aidé par quelques amis à moi, j'enlevai tout ce qui vous appartient jusqu'à vos chevaux, sur lesquels je chargeai vos bagages et vos caisses pleines de papiers et de toiles.
– Bien, interrompit le jeune homme avec une satisfaction nuancée d'une légère inquiétude; mais que pensera de ce procédé mon compatriote?
– Que cela ne vous inquiète pas, maître, répondit le Guaranis avec un sourire d'une expression singulière.
– Soit, tu auras sans doute trouvé un prétexte plausible pour dissimuler ce que ce procédé a d'insolite.
– C'est cela même, fit-il en ricanant.
– C'est fort bien;