Récits d'une tante (Vol. 1 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
la marquise de Laval, comme lui Montmorency. Il l'ennuyait à mourir en la comblant de soins et de cadeaux, et elle ne consentait à lui faire la grâce d'aller régner dans la magnifique résidence de Frascati que lorsque ma mère pouvait l'y accompagner: ce à quoi elle fut d'autant plus disposée pendant quelques années que la garnison de mon père se trouvait en Lorraine.
L'évêque avait un état énorme et tenait table ouverte pour l'immense garnison de Metz et pour tous les officiers supérieurs qui y passaient en se rendant à leurs régiments. Cette maison ecclésiastico-militaire était bien plus sévère et plus régulière que celle de Hautefontaine. Cependant, pour conserver le cachet du temps, tout le monde savait que madame l'abbesse du chapitre de Metz et monsieur l'évêque avaient depuis bien des années des sentiments forts vifs l'un pour l'autre, mais cette liaison, déjà ancienne, n'était plus que respectable.
L'intimité de ma mère avec la marquise de Laval la menait souvent à Esclimont, chez son beau-père le maréchal. Là, tout était calme; on y menait une vie de famille. Le vieux maréchal passait son temps à faire de la détestable musique dont il était passionné, et sa femme, parfaitement bonne et indulgente, quoique très minutieusement dévote, à faire de la tapisserie.
La marquise de Laval, en sortant des filles Sainte-Marie, était entrée dans cet intérieur; elle y avait puisé des principes dont le bruit du monde la distrayait un peu sans altérer ses sentiments. Elle s'était liée avec un dévouement sans borne à ma mère et, par suite, à mon père dont elle était parente, et était heureuse de retrouver chez eux les principes qu'elle appréciait, avec moins d'ennui et de rigueur de mœurs qu'à Esclimont où l'on était enchanté de lui voir une pareille liaison.
À Versailles, la maison de la princesse de Guéméné était la plus fréquentée par mes parents. Elle les comblait de bontés; mon père avait quelque alliance de famille avec elle. C'était une très singulière personne; elle avait beaucoup d'esprit, mais elle l'employait à se plonger dans les folies des illuminés. Elle était toujours entourée d'une multitude de chiens auxquels elle rendait une espèce de culte, et prétendait être en communication, par eux, avec des esprits intermédiaires. Au milieu d'une conversation où elle était remarquable par son esprit et son jugement, elle s'arrêtait tout court et tombait dans l'extase. Elle racontait quelquefois à ses intimes ce qu'elle y avait appris et était offensée de recueillir des marques d'incrédulité. Un jour, ma mère la trouva dans son bain, la figure couverte de larmes:
«Vous êtes souffrante, ma princesse!
– Non, mon enfant, je suis triste et horriblement fatiguée, je me suis battue toute la nuit… pour ce malheureux enfant (en montrant monsieur le Dauphin), mais je n'ai pu vaincre, ils l'ont emporté; il ne restera rien pour lui, hélas! et quel sort que celui des autres!»
Ma mère, accoutumée aux aberrations de la princesse, fit peu d'attention à ces paroles; depuis, elle s'en est souvenue et me les a racontées.
La Reine venait beaucoup chez madame de Guéméné, mais moins constamment qu'elle n'a fait ensuite chez madame de Polignac. Madame de Guéméné était trop grande dame pour se réduire au rôle de favorite. Sa charge l'obligeait à coucher dans la chambre de monsieur le Dauphin. Elle s'était fait arranger un appartement où son lit, placé contre une glace sans tain, donnait dans la chambre du petit prince. Lorsque ce qu'on appelait le remuer, c'est-à-dire l'emmaillotage en présence des médecins, avait eu lieu le matin, on tirait des rideaux bien épais sur cette glace, et madame de Guéméné commençait sa nuit; jusque-là, après s'être couchée fort tard, elle avait passé son temps à lire et à écrire. Elle avait une immense quantité de pierreries qu'elle ne portait jamais, mais qu'elle aimait à prêter avec ostentation. Il n'y avait pas de cérémonie de Cour où les parures de madame de Guéméné ne représentassent.
L'été, elle dînait souvent dans sa petite maison de l'avenue de Paris. On y amenait les Enfants. Un jour où ils repartaient escortés des gardes du corps, quelqu'un s'avisa de s'étonner de tout cet étalage pour un maillot; madame de Guéméné reprit très sèchement: «Rien n'est plus simple quand je suis sa gouvernante.»
Madame, fille du Roi, qu'on désignait sous le titre de la «petite Madame», avait déjà une physionomie si triste que les personnes de l'intimité l'appelaient Mousseline la sérieuse.
La princesse de Guéméné a supporté avec un courage admirable les revers de fortune amenés par la banqueroute inouïe du prince de Guéméné. Mes parents allèrent la voir dans un vieux château que son père, le prince de Soubise, lui avait prêté. Elle y vivait dans une médiocrité voisine de la pénurie, et ils l'y trouvèrent, s'il est possible, plus grande dame que dans les pompes de Versailles. Elle fut très sensible à cette visite; la foule n'était plus chez elle.
La Reine, empressée de donner la place de la princesse à madame de Polignac, s'était montrée plus sévère qu'elle ne l'aurait été dans d'autres circonstances. La démission de madame de Guéméné avait été acceptée avec joie et sa retraite hâtée avec une sorte de dureté. Ma mère, qui lui portait un attachement filial, en fut extrêmement affligée et n'a jamais été chez madame de Polignac. Disons tout de suite, à l'honneur de la Reine, que, loin de lui en vouloir, elle ne l'en a que mieux traitée.
La petite Cour de Mesdames en formait une à part: on l'appelait la vieille Cour. Les habitudes y étaient fort régulières. Les princesses passaient tout l'été à Bellevue où leurs neveux et nièces venaient sans cesse leur demander à dîner familièrement et sans être attendus. Le coureur qui les précédait de quelques minutes les annonçait. Lorsque c'était le coureur de Monsieur, depuis Louis XVIII, on avertissait à la bouche, et le dîner était plus soigné et plus copieux. Pour les autres, on ne disait rien, pas même pour le Roi qui avait un gros appétit mais n'était pas à beaucoup près aussi gourmand que son frère. La famille royale, à Bellevue, dînait avec tout ce qui s'y trouvait, les personnes attachées à Mesdames, leurs familles, quelques commensaux; en général cela formait de vingt à trente personnes.
Madame Adélaïde, sans comparaison, la plus spirituelle des filles de Louis XV, était commode et facile à vivre dans l'intérieur, quoique d'une extrême hauteur. Lorsqu'il arrivait à un étranger de l'appeler Altesse Royale, elle se courrouçait, faisait tancer l'introducteur des ambassadeurs, même le ministre des affaires étrangères, et s'entretenait longtemps de l'incroyable négligence de ces messieurs. Elle voulait être Madame, et n'admettait pas que les Fils de France prissent l'Altesse Royale.
Elle avait l'horreur du vin dont elle ne buvait jamais, et les personnes qui se trouvaient placées près d'elle à table se détournaient d'elle pour en boire. Ses neveux avaient toujours cet égard. Si on y avait manqué, elle n'aurait rien dit, mais on ne se serait plus trouvé dans son voisinage à table et la dame d'honneur vous aurait indiqué de vous éloigner de la princesse. En ménageant quelques-unes de ses susceptibilités, et surtout en ne crachant pas par terre, ce qui la provoquait presque à des brutalités, rien n'était plus doux que son commerce.
Madame Adélaïde était l'aînée de cinq princesses. Elle n'avait pas voulu se marier, préférant son état de Fille de France. Elle avait tenu la Cour jusqu'à la mort du roi Louis XV. Elle avait été l'amie et le conseil du Dauphin, son frère, et sa mémoire lui a toujours été bien chère; elle en parlait sans cesse comme de la plus vive affection de son cœur. Une de ses sœurs, madame Infante, régnait assez tristement à Parme; une autre, madame Louise, était carmélite. Des cinq princesses, celle-là semblait, sans comparaison, la plus mondaine. Elle aimait passionnément tous les plaisirs, était fort gourmande, très occupée de sa toilette, avait un besoin extrême des recherches inventées par le luxe, l'imagination assez vive, et enfin une très grande disposition à la coquetterie. Aussi, lorsque le Roi entra dans la chambre de madame Adélaïde pour lui annoncer que madame Louise était partie dans la nuit, son premier cri fut: «Avec qui?».
Les trois sœurs restantes ne pardonnèrent jamais à madame Louise le secret qu'elle avait fait de ses intentions, et, quoiqu'elles allassent la voir quelquefois, c'était sans plaisir et sans intimité. Sa mort ne leur fut point un chagrin.
Il n'en fut pas ainsi de celle de madame Sophie. Mesdames Adélaïde