Le tour de la France par deux enfants. Bruno G.
André, de fuir les cabarets comme la peste! Certes, notre conducteur serait bien mieux chez lui à cette heure, avec sa femme et ses enfants, que dans ce cabaret enfumé où il est en train de dépenser nos quinze sous.
– Et nous donc, ajouta Julien, nous serions bien mieux à Besançon!
– Le temps passait; les bouteilles de vin se succédaient sur la table, et le voiturier ne sortait point de l'auberge: on eût dit qu'il se croyait au but de son voyage.
La pluie tombait à verse et coulait en ruisseaux bruyants sur la toile cirée de la voiture et sur les harnais du cheval. Le pauvre animal, de temps à autre, se secouait patiemment comme un être habitué depuis longtemps à tout subir.
André n'y tint plus. Il sortit de la carriole et, entrant dans l'auberge, il rappela au voiturier poliment, mais avec fermeté, l'heure qu'il était.
– Eh bien! dit l'homme d'une voix avinée, si vous êtes plus pressé que moi, partez devant, vagabond.
André allait riposter avec énergie, mais l'aubergiste le tira par le bras.
– Taisez-vous, dit-il, cet homme est, à jeun, le plus doux du monde; mais, quand il a bu, il n'y a pas de brute pareille: il assomme son cheval de coups, et il en ferait autant du premier venu qui le contredirait.
– Mais, dit André, je l'ai payé d'avance pour nous emmener ce soir à Besançon.
– Vous avez eu tort, dit sèchement l'aubergiste. Pourquoi payez-vous d'avance des gens que vous ne connaissez pas? Et maintenant vous aurez tort de nouveau si vous voulez raisonner avec un homme qui n'a plus sa raison.
André, tout pensif, retourna trouver Julien au fond de la carriole. Les deux enfants, bien désolés, décidèrent qu'il fallait reprendre leurs paquets sur leur dos et se remettre en marche malgré la pluie, pour faire à pied les seize kilomètres qui leur restaient, plutôt que de continuer la route avec un homme ivre et brutal.
Au même moment le charretier sortit de l'auberge, sa pipe à la main, jurant comme un forcené contre la pluie, contre son cheval, contre les deux enfants, contre lui-même. Il monta dans sa carriole avant que les enfants surpris eussent eu le temps d'en descendre, et sangla son cheval d'un coup de fouet. La carriole se remit en marche au grand galop, vacillant par bonds d'un côté, puis de l'autre, tant le cheval excité à force de coups marchait vite.
Le petit Julien était transi de peur: il eût voulu être à cent lieues de là. André lui-même, prévenu par l'aubergiste, n'était pas rassuré et n'osait souffler mot. Les deux enfants, se serrant l'un contre l'autre au fond de la voiture, n'avaient qu'un désir: se faire oublier de l'ivrogne, qui ne cessait de vociférer comme un furieux. A chaque passant qu'on rencontrait il adressait des injures et des menaces; il jurait d'une voix chevrotante qu'il ferait un mauvais coup parce qu'un vaurien l'avait insulté à l'auberge.
Plus d'une heure se passa ainsi. Les deux enfants épouvantés et silencieux réfléchissaient tristement. – «Mon Dieu! pensait André, que l'ivresse est un vice horrible et honteux!»
Pour le petit Julien, il était si désolé de se voir en cette vilaine compagnie, que tout lui eût paru préférable à ce supplice. Il se rappelait presque avec regret la nuit passée sur la montagne au milieu du brouillard sous la conduite de son frère, et elle lui semblait plus douce mille fois que ce voyage en la société d'un homme devenu pareil à une brute.
Il pensait aussi à leur petite maison de Phalsbourg, où ils retrouvaient leur père le soir après la journée de travail, et il se disait:
– Oh! combien sont heureux ceux qui ont une famille, une maison où on les aime, et qui ne sont pas forcés de voyager sans cesse avec des gens qu'ils ne connaissent point.
XXXI. – L'ivrogne endormi. – Une louable action des deux enfants. – La fraternité humaine
Une grande heure se passa ainsi dans l'anxiété. Le cheval allait comme le vent, car les coups pleuvaient sur lui plus drus que grêle.
Enfin à la longue l'ivrogne, appesanti par le vin, cessa de jurer et de fouetter; il se renversa en arrière sur son siège et finit par s'endormir du lourd sommeil de l'ivresse. Aussitôt le cheval, de lui-même, comme s'il devinait cet incident prévu, ralentit le pas peu à peu: bientôt même il s'arrêta tout à fait, heureux sans doute de souffler à l'aise après la course folle qu'il venait d'exécuter.
L'ivrogne ne bougea point: il ronflait à poings fermés.
Alors nos enfants, pris d'une même idée tous les deux, se levèrent sans bruit, saisissant leurs petits paquets de voyageurs et leurs bâtons. Ils enjambèrent doucement par dessus le voiturier, et d'un saut s'élancèrent sur la grande route, courant à cœur joie, tout aises d'être enfin en liberté.
– Oh! André, s'écria Julien, j'aimerais mieux marcher à pied toute ma vie, par les montagnes et les grands bois, que d'être en compagnie d'un ivrogne, eût-il une calèche de prince.
– Sois tranquille, Julien, nous profiterons de la leçon désormais, et nous ne nous remettrons plus aux mains du premier venu.
Pendant ce temps le cheval, surpris en entendant sauter les enfants, s'était mis à marcher et les avait devancés. Comme le voiturier dormait toujours, la voiture s'en allait au hasard, effleurant les fossés et les arbres de la route.
Par un moment, une des roues passa sur un tas de pierres; la carriole chancela prête à verser dans le fossé, qui, à cet endroit, était profond.
– Mon Dieu! dit André, il va arriver malheur à cet homme.
– Tant pis pour lui, dit Julien, qui gardait rancune à l'ivrogne; il n'aura que ce qu'il mérite.
André reprit doucement: – Peut-être sa femme et ses enfants l'attendent-ils en ce moment, Julien; peut-être, si nous l'abandonnons ainsi, le verront-ils rapporter chez eux blessé, sanglant, comme l'était notre père.
En entendant ces paroles, Julien se jeta au cou de son frère: – Tu es meilleur que moi, André, s'écria-t-il; mais comment faire?
– Marchons à côté du cheval, nous le tiendrons par la bride. Si le voiturier s'éveille, nous nous sauverons.
– Et s'il ne s'éveille point?
– Nous verrons alors ce qu'il y a de mieux à faire. En tout cas, nous avons commis une étourderie ce matin en nous liant avec lui si rapidement; ne faisons pas ce soir une mauvaise action en l'abandonnant sur la grande route. Un honnête homme ne laisse point sans secours un autre homme en danger, quel qu'il soit. Nous sommes tous frères.
XXXII. – Une rencontre sur la route. – Les gendarmes. – Loi Grammont, protectrice des animaux
Les deux enfants hâtèrent le pas et rejoignirent le cheval; ils marchèrent auprès de lui, le dirigeant et l'empêchant de heurter la voiture aux tas de pierres.
Ils allèrent ainsi longtemps, et l'ivrogne ne s'éveillait point. Julien était exténué de fatigue, car le pas du cheval était difficile à suivre pour ses petites jambes, mais il avait repris son courage habituel. – Ce que nous faisons est bien, pensait-il, il faut donc marcher bravement.
Enfin nos enfants aperçurent deux gendarmes qui arrivaient à cheval derrière eux. André, aussitôt, s'avança à leur rencontre, et simplement il leur raconta ce qui était arrivé, leur demandant conseil sur ce qu'il y avait de mieux à faire.
Les gendarmes, d'un ton sévère, commencèrent par dire à André de montrer ses papiers. Il les leur présenta aussitôt. Lorsqu'ils les eurent vérifiés, ils se radoucirent.
– Allons, dit l'un d'eux, qui avait un fort accent alsacien, vous êtes de braves enfants, et j'en suis bien aise, car je suis du pays moi aussi.
Les gendarmes descendirent de cheval et secouèrent l'ivrogne; mais ils ne purent le réveiller. –