La Sarcelle Bleue. Rene Bazin

La Sarcelle Bleue - Rene  Bazin


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à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde.

      Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses yeux bleus étonnés:

      – Mais oui!

      – A propos de rien, comme ça?

      – De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, très loin.

      – Ah! très loin, devant vous?

      – Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?

      Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie tête:

      – Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai…

      – Alors, vous avez fait votre choix?

      – Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!

      – Ça se rencontre aisément, Thérèse.

      – Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert.

      – Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne comprends pas.

      Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes.

      – Pour le consoler, dit-elle.

      Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins de sa bouche:

      – Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que vous voulez rentrer par le faubourg?

      – Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses.

      Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât:

      – Eh bien, Thérèse, venez-vous?

      Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, c'était d'un mot, avec effort.

      – Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.

      – Un peu de fatigue, mignonne, cela passera.

      Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se disait: «Il y a là des signes manifestes… J'espère qu'il n'est pas trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!»

      Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin?

      Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi fondus dans l'air.

      – Est-ce étincelant! dit Thérèse.

      M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses grands arbres.

      Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta.

      – Je vous attends, fit-il.

      La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix.

      C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.

      – Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave.

      – Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi!

      Mais la petite secouait ses boucles blondes.

      – Tu ne veux pas, Yvonnette?

      – Non.

      – Pourquoi donc, mademoiselle?

      – Oui, pourquoi, pourquoi?

      Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève.

      – Autre chose, alors, dit-il.

      Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde.

      – Deux sous? demanda-t-il.

      Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cœur que leur gaieté gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires qui n'avaient de sens que pour ces


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