Récits d'une tante (Vol. 4 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
refusé l'entrée avec ces seuls mots: «J'ai ma consigne, on ne passe pas», lui avait laissé le temps d'ôter son uniforme, de prendre son argent et ses papiers. Deux fourriers du palais, en chemise à manches retroussées, en pantalon et le fusil sur l'épaule, l'avaient escorté jusque dans la rue Saint-Honoré, d'où il avait gagné la maison de sa sœur dans la rue Royale. Il comptait s'y tenir caché, mais, voyant tout si tranquille, il avait essayé de venir chez moi. Il y était arrivé à travers les barricades et les politesses de leurs gardiens.
Il me raconta toutes les folies de ce malheureux Polignac pendant ces journées, sa confiance béate et niaise, et, en même temps, sa disposition à la cruauté et à l'arbitraire, son mécontentement contre le maréchal de ce qu'il se refusait à faire retenir, comme otages, les députés venus en députation chez lui, le mercredi matin. Il s'en était expliqué avec une extrême amertume à monsieur de Glandevès, en disant qu'une telle conduite, si elle n'était pas celle d'un traître, était au moins d'une inconcevable faiblesse.
Monsieur de Glandevès ayant répondu qu'il comprenait très bien le scrupule du maréchal, monsieur de Polignac reprit: «Cela n'est pas étonnant quand on vient de serrer la main à monsieur Casimir Perier!
– Oui, monsieur, je lui ai serré la main, je m'en fais honneur, et je serai le premier à le dire au Roi.
– Le premier, non,» répliqua monsieur de Polignac en s'éloignant pour aller raconter à un autre comment le refus du duc de Raguse était d'autant moins justifiable que, l'ordre d'arrêter ces messieurs étant donné d'avance, on devait reconnaître le doigt de Dieu dans leur présence aux Tuileries. Il les y avait amenés tout exprès pour subir leur sort; mais il y avait de certains hommes qui ne voulaient pas reconnaître les voies de la Providence…
Ce discours se tenait à un séide de la veille. Monsieur de Polignac ne savait pas qu'ils sont rarement ceux du lendemain, ou plutôt il ne croyait pas en être au lendemain. Cependant ses paroles furent répétées sur-le-champ avec indignation.
Monsieur de Glandevès me raconta aussi le désespoir de ce pauvre maréchal, et la façon dont il était entouré et dominé par les ministres qui ne lui laissaient aucune initiative, tout en n'ayant rien préparé. À chaque instant, il lui arrivait des officiers:
«Monsieur le maréchal, la troupe manque de pain.
– Monsieur le maréchal, il n'y a pas de marmite pour faire la soupe.
– Monsieur le maréchal, les munitions vont manquer.
– Monsieur le maréchal, les soldats périssent de soif, etc., etc.»
Pour remédier à ce dernier grief, le maréchal supplia qu'on donnât du vin des caves du Roi pour soutenir la troupe, sans pouvoir l'obtenir. Ce fut Glandevès qui fit apporter deux pièces de son vin pour désaltérer et alimenter un peu les soldats qui se trouvaient dans la cour du palais. Notez bien que ces pauvres soldats ne pouvaient rien se procurer par eux-mêmes, car pas une boutique n'aurait été ouverte pour eux.
Voici comment monsieur de Glandevès me raconta l'événement du matin. Après une tournée faite avec le maréchal aux postes environnant les Tuileries, pendant qu'ils attendaient bien anxieusement les réponses aux messages portées à Saint-Cloud par messieurs de Sémonville et d'Argout, ils rentrèrent à l'état-major.
Le maréchal lui dit: «Glandevès, faites-moi donner à manger; je n'ai rien pris depuis hier, je n'en puis plus.
– Venez chez moi, tout y est prêt, ce sera plus vite fait.» Les ministres y avaient déjeuné avant leur départ pour Saint-Cloud. Le maréchal était monté chez lui. À peine assis à table, ils avaient entendu quelques coups de fusil du côté du Louvre, puis davantage. Monsieur de Glandevès s'était écrié:
«Maréchal, qu'est-ce que c'est que cela?
– Oh! de ce côté-là, cela ne peut pas inquiéter… Ah! mon Dieu! cette réponse n'arrivera donc pas!»
Cependant, au bout d'une minute, le maréchal avait repris: «Cela augmente, il faut aller y voir.» Ils étaient redescendus à l'état-major; le maréchal avait saisi son chapeau, et courut rejoindre ses chevaux placés devant les écuries du Roi. Pendant ce court trajet, monsieur de Glandevès lui avait dit:
«Maréchal, si vous vous en allez, vous me ferez donner un cheval de dragon; je ne veux pas rester ici tout seul.
– Êtes-vous fou? Il faut bien attendre ici la réponse de Saint-Cloud.»
En disant ces paroles, le maréchal montait à cheval. À peine en selle, il avait aperçu la colonne des Suisses fuyant à toutes jambes à travers le Carrousel; il n'avait exprimé son sentiment que par un jurement énergique, et était parti au galop pour tâcher vainement d'arrêter les Suisses.
À peine quelques secondes s'étaient écoulées que monsieur de Glandevès avait vu le maréchal, avec une poignée de monde, travaillant à faire fermer les grilles de la cour, et toutes les troupes, y compris l'artillerie, filant au grand galop à travers le palais. Sous le pavillon de l'Horloge, le peuple poursuivant les soldats avait débouché par la rue du Louvre; il occupait déjà les appartements du Roi où il était entré par la galerie des tableaux.
Le pauvre Glandevès, se trouvant seul de sa bande en grand uniforme au milieu du Carrousel, courut de toutes ses forces pour regagner le petit escalier de l'état-major. On tira sur lui, mais sans l'atteindre. C'était dans le moment où il entrait dans le passage souterrain qui conduit de l'état-major au palais que mon valet de chambre l'avait aperçu et lui avait parlé. On comprend, du reste, qu'il eût l'air fort troublé.
Il m'apprit aussi qu'Alexandre de Laborde faisait partie d'un gouvernement provisoire réuni à l'Hôtel de Ville, et me demanda si j'étais en mesure d'obtenir de lui une permission de passer les barricades pour se rendre à Saint-Cloud. Je me mis tout de suite à écrire un billet à monsieur de Laborde que j'envoyai chez lui.
Quelques personnes vinrent me voir dans la soirée, et eurent grande joie à trouver chez moi monsieur de Glandevès dont on était inquiet. L'ambassadeur de Russie me fit dire qu'il était encore trop souffrant pour sortir.
Monsieur Pasquier nous apprit le retour de monsieur de Sémonville et la présence de monsieur d'Argout à l'Hôtel de Ville où il avait annoncé la prochaine arrivée du duc de Mortemart, nommé président du conseil et chargé de former un ministère, où entraient le général Gérard et monsieur Casimir Perier.
Monsieur de Vitrolles, revenu avec messieurs de Sémonville et d'Argout, avait fort conseillé cette décision; on pouvait donc espérer qu'elle était sincèrement adoptée à Saint-Cloud. Monsieur de Glandevès, plus avant dans cet intérieur qu'aucun de nous, témoignait du doute sur cette sincérité. Je me rappelle ses propres paroles: «C'est une médecine qu'on ne prendra qu'en attendant que la peur soit passée.» C'était beaucoup de gagner du temps, en pareille situation, et nous nous en réjouissions fort.
Glandevès nous raconta encore que, la veille au soir, le mercredi, le Roi avait fait sa partie de whist avec les fenêtres ouvertes. Le bruit du canon et des feux de file se faisait entendre distinctement. À chaque explosion, le Roi donnait une légère chiquenaude sur le tapis de la table, comme lorsqu'on veut faire enlever la poussière. Au reste, il n'y avait point d'autre signe de participation donnée à ce qui se passait. La partie allait son train comme de coutume, et aucun courtisan n'osait faire la moindre réflexion. Charles X avait évidemment, à l'ordre, évité d'adresser la parole aux personnes arrivant de Paris; et l'étiquette était tellement établie que, malgré qu'on eût formé, avant l'ordre, une espèce de complot pour lui faire dire la vérité par monsieur de La Bourdonnaye et le général Vincent, témoins oculaires des événements, ni l'un ni l'autre, ni aucun de ceux qui devaient les assister n'avait osé prendre l'initiative.
La partie et la soirée terminées comme à l'ordinaire, le général Vincent était revenu aux Tuileries, indigné du spectacle auquel il venait d'assister, bien ennuyé de son métier d'écuyer et étouffant du besoin de conter ce qu'il avait vu à Glandevès qui, lui-même, ne pouvait s'en taire. Dans de pareils moments, on pèse peu ses mots et la vérité échappe même aux courtisans.
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