Vie de Christophe Colomb. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux
Colomb.
«Non, digne ami, lui répondit Colomb, ce n'est pas à des mouvements particuliers des astres qu'il faut attribuer l'irrégularité de la boussole en ce moment; c'est à la boussole elle-même, qui, à ce qu'il paraît, a une direction différente selon les pays où l'on se trouve, ce qu'il est facile de corriger en l'observant avec soin: elle ne cesse donc pas d'être notre guide; mais il vaut mieux que nos marins croient qu'elle ne chancelle pas dans ces parages infréquentés, il vaut mieux qu'ils demeurent convaincus de son infaillibilité dont nul ne doutait, que de la fixité des astres, qu'en apparence ils voient tous les jours se lever, se coucher, monter sur l'horizon et errer dans les cieux, de manière à ce qu'ils puissent leur supposer quelques oscillations de peu d'importance dans leurs mouvements. Ainsi, cher Fernandez, nous naviguerons désormais avec autant de sécurité que par le passé; et loin d'être découragés par la constatation de la variation de l'aiguille aimantée, nous devons nous réjouir d'avoir fait une découverte qui donnera droit à l'expédition de se glorifier d'avoir agrandi le cercle des connaissances de l'esprit humain.»
L'incident de l'émotion causée par la variation de la boussole avait eu lieu presque en même temps que la rencontre que firent les caravelles du mât d'un navire qui avait probablement péri en mer dans un des voyages des Portugais le long du littoral africain et que les courants avaient emporté au large. Les équipages en furent d'abord très-fortement préoccupés, mais Colomb leur démontra facilement que ce ne pouvait être dans ces parages que le naufrage avait eu lieu, ni dans ceux vers lesquels ils cinglaient, puisque c'était évidemment le mât d'un bâtiment portugais et qu'aucun de ces bâtiments n'avait jamais encore perdu la terre de vue; qu'ainsi, ce débris avait été fortuitement transporté par les flots, et qu'il n'y avait aucune déduction fâcheuse à en tirer qui fût applicable à leur voyage. Cet argument réussit mieux encore que celui dont Colomb s'était servi au sujet de la boussole, et les esprits se calmèrent; mais on pouvait prévoir dès lors par combien de difficultés sans cesse renaissantes le voyage serait entravé.
Les caravelles naviguaient, cependant, sur la lisière des régions des vents alizés, lesquels ne sont dans toute leur force que plus avant entre le tropique et l'équateur; et bien qu'elles trouvassent un temps généralement très-beau, elles ne laissaient pas que d'éprouver quelquefois des calmes, quelquefois des brises contraires et de la pluie; mais les vents de la partie de l'Est ne tardaient pas à reprendre leur empire, et malgré ces alternatives, elles s'avançaient toujours vers l'Occident et pénétraient un peu entre les tropiques quoiqu'en gouvernant à l'Ouest, et cela par l'effet de la variation de la boussole.
Autant étaient changeants le temps, la mer ou les vents, autant et plus encore étaient variables les sentiments des matelots de l'expédition, qui passaient successivement de la crainte à l'espérance et de l'espérance à l'abattement ou à la consternation.
Si le vent devenait défavorable, il leur semblait que la Providence, se déclarant visiblement contre eux, leur ordonnait d'abandonner un voyage si téméraire et de revenir dans leur patrie.
Lorsque, plus tard, les brises de la partie de l'Est recommençaient à souffler, ils en tiraient la conséquence que ce serait folie de continuer à se laisser aller à leur impulsion, puisque régnant le plus habituellement dans ces parages, toute lutte contre elles deviendrait impossible et tout retour en Espagne leur serait interdit.
Colomb, informé de tout par Fernandez et par don Pedro Guttierez, ne se laissait pas émouvoir par ces contrastes, par ces plaintes que, jusqu'à un certain point, il était loin de blâmer; il écoutait, cependant, tout ce qui lui revenait par ces bouches amies, il étudiait tous les symptômes, il dictait les réponses qu'il y avait à faire contre les objections diverses qu'on lui soumettait, et il restait aussi calme que confiant.
Un jour, dans un de ces champs d'herbes appelées aujourd'hui raisins du tropique, et que les caravelles avaient à traverser, un crabe fut découvert vivant et saisi par un matelot de la Santa-Maria. Le grand-amiral, à qui il fut apporté, le prit entre ses doigts, le regarda quelque temps avec un plaisir indicible; puis il fit remarquer qu'il était probable que la terre vers laquelle les caravelles se dirigeaient ne devait pas être très-éloignée, car un si petit animal n'aurait certainement pas pu survivre longtemps à l'accident qui l'en avait arraché. Quelques grands oiseaux d'espèces inconnues furent vus aussi vers ce même jour, planant au haut des airs et se dirigeant de l'Occident à l'Orient. Colomb, qui les avait aperçus le premier, en conclut qu'ils provenaient de ces mêmes contrées vers lesquelles l'expédition gouvernait, et une joie vive éclata dans les esprits.
Mais bientôt les champs d'herbes devinrent plus étendus et les herbes elles-mêmes plus épaisses, au point que les navires éprouvaient quelque difficulté, malgré la brise assez fraîche qui soufflait, à se frayer leur route. En voyant, à perte de vue, ces mers qui ressemblaient à d'immenses prairies submergées, les équipages se crurent perdus à tout jamais, s'imaginant que bientôt ils ne pourraient ni avancer, ni reculer. Ils se rappelèrent alors tout ce qu'ils avaient entendu dire sur les limites probables de l'Atlantique qu'on ne pourrait jamais atteindre impunément, et ils pensèrent que leurs navires étaient destinés à être comme enclavés dans ces masses d'herbes et à y périr immanquablement avec eux.
Si, ensuite, parvenant à sortir de ces sortes de liens, ils se retrouvaient dans des eaux claires, et s'il survenait un jour ou deux de calme: «Voici actuellement, disaient-ils, un Océan sans vagues; on n'a jamais vu de mer si morte; ses eaux sont si tranquilles qu'on croirait qu'elles n'obéissent pas aux lois de la nature; et Dieu a, sans doute, entouré d'une ceinture d'eau dormante ces parties de l'univers, pour défendre aux hommes d'y pénétrer.»
Mais quand ils apercevaient, ainsi qu'il arrive parfois, des nuages épais ramassés aux extrémités de l'horizon comme s'ils planaient sur la terre, le cœur leur revenait, et ils commençaient de nouveau à espérer, jusqu'à ce qu'ils se fussent assurés que ce n'étaient que de fausses indications.
Les poissons volants, dont on n'avait jamais entendu parler jusque-là, vinrent à leur tour vivifier la scène. Ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction que l'on contemplait leurs bandes sortir de l'eau par essaims, fournir une assez longue course avec leurs nageoires ailées, et s'abattre, soit à quelque distance des caravelles, soit quelquefois sur les navires eux-mêmes, et y donner l'occasion d'un excellent régal. Garcia Fernandez ne manqua pas de saisir cette occasion pour dire avec conviction qu'il était impossible qu'on fut arrivé aux limites fatales de l'univers, lorsqu'il y avait tant d'êtres vivants autour d'eux qui annonçaient plutôt la fécondité de la nature que son impuissance, ou que la destruction de tous les corps.
Une troupe d'oiseaux venant du Nord servit une fois de prétexte à Alonzo Pinzon pour demander à gouverner dans cette direction; le grand-amiral lui répondit avec douceur, mais avec fermeté, et il continua à faire route vers l'Ouest.
Cependant les caravelles s'avançaient toujours en parcourant un espace d'environ quarante lieues par jour; mais quoique Colomb continuât à dissimuler une partie du chemin parcouru, ainsi que celui que faisaient faire les courants et qu'il estimait à quatre lieues de plus en vingt-quatre heures, les équipages n'en voyaient pas moins avec terreur la distance qui les séparait de l'Espagne augmenter à chaque instant, et ils perdirent presque jusqu'au dernier rayon d'espoir; mais quelques oiseaux d'un volume plus petit que ceux qui avaient été observés auparavant, parurent à leurs yeux, et leur courage en fut un peu ranimé, car ils durent croire qu'ils ne pouvaient s'être élancés que de quelque point d'une terre peu éloignée.
Cette heureuse disposition des esprits ne se soutint pas; la situation de Colomb devint plus critique, et il y avait à peine quinze jours qu'on avait cessé d'apercevoir l'île de Fer, dont on pouvait alors se trouver à quatre cents lieues environ dans l'Ouest, que l'impatience des matelots prit un commencement de caractère de révolte.
Ils se rassemblèrent d'abord par groupes de trois ou quatre dans les endroits les plus écartés ou les moins surveillés du navire, et ils y donnèrent un libre cours à leur mécontentement. Bientôt, s'excitant les uns les autres, ces groupes devinrent plus nombreux, et, leur audace augmentant, ils poussèrent des murmures et proférèrent des menaces envers le grand-amiral. Ils le traitaient d'ambitieux, d'insensé qui, dans un accès