Henri IV en Gascogne (1553-1589). Charles de Batz-Trenquelléon
rencontrent, stupéfaits et honteux de leur maladresse. « – Qu'auriez-vous dépensé, Messieurs, pour me fêter aujourd'hui? – Six cents livres et plus, Sire. – Eh bien! donnez six cents livres à ces bonnes gens, et demain vous serez mes convives.»
A Bordeaux, Henri eut une réception magnifique, tous les succès et toutes les admirations. On lit, sur son séjour, dans les Mémoires de Nevers, l'extrait suivant d'une lettre écrite par un des principaux magistrats de Bordeaux: «Nous avons ici le prince de Navarre. Il faut avouer que c'est une jolie créature. A l'âge de treize ans, il a toutes les qualités de dix-huit et dix-neuf; il vit avec tout le monde d'un air si aisé, qu'on fait toujours la presse où il est; il agit si noblement en toutes choses, qu'on voit bien qu'il est un grand prince; il entre dans les conversations comme un fort honnête homme; il parle toujours à propos, et quand il arrive qu'on parle de la cour, on remarque qu'il est fort bien instruit et qu'il ne dit jamais rien que ce qu'il faut dire en la place où il est. Je haïrai, toute ma vie, la nouvelle religion de nous avoir enlevé un si digne sujet.» Une autre lettre, citée dans ces Mémoires, ajoute de curieux détails sur sa façon de vivre et les penchants auxquels il semblait déjà destiné à se livrer: «Le prince de Navarre aime le jeu et la bonne chère. Quand l'argent lui manque, il a l'adresse d'en trouver, et d'une manière toute nouvelle et toute obligeante pour les autres aussi bien que pour lui-même: il envoie à ceux qu'il croit de ses amis une promesse écrite et signée de lui; il prie qu'on lui envoie le billet ou la somme qu'il porte: jugez s'il y a maison où il soit refusé! On tient à beaucoup d'honneur d'avoir un billet de ce prince.» Il n'eut pas, plus tard, à beaucoup près, autant de facilités pour battre monnaie, surtout lorsque, au milieu des camps, il manquait de chemises et portait le pourpoint troué. Il faut reproduire encore un trait de caractère, daté de cette époque, et qui prophétisait la passion dominante de ce prince. Les historiens citent cette note d'un contemporain anonyme: «Le prince de Navarre acquiert tous les jours de nouveaux serviteurs. Il s'insinue dans les cœurs avec une adresse incroyable. Si les hommes l'honorent et l'estiment beaucoup, les dames ne l'aiment pas moins. Il a le visage fort bien fait, le nez ni trop grand, ni trop petit, les yeux fort doux, le teint brun, mais fort uni; et cela est animé d'une vivacité si peu commune, que, s'il n'est bien avec les dames, il y aura bien du malheur.»
Cette même année 1567 vit, en France, des essais de ligue catholique, dont les calvinistes s'autorisèrent pour s'exciter à la lutte et parler à la cour sur un ton plus hardi. Charles IX, dans cette occurrence, eut un colloque très vif avec Coligny. L'amiral voulait se mettre à la tête de la noblesse pour aller combattre le duc d'Albe, dont la politique d'extermination inondait de sang les Pays-Bas. « – Il n'y a pas longtemps», dit le roi à Coligny, «que vous vous contentiez d'être soufferts par les catholiques; maintenant, vous demandez à être égaux; bientôt vous voudrez être seuls et nous chasser du royaume.» Les calvinistes se crurent à la veille d'être attaqués et résolurent de prendre l'offensive. Leur prise d'armes débuta par la tentative de Meaux contre le roi et la cour. Elle échoua, grâce à la bravoure des gardes suisses, et les troupes de Condé et de l'amiral ayant fait devant Paris un simulacre de siège, il s'ensuivit la bataille de Saint-Denis, où l'action resta indécise, quoique La Noue accorde l'avantage à l'armée royale. Le vieux connétable de Montmorency y fut mortellement blessé. « – Votre Majesté n'a pas gagné la bataille», dit au roi le maréchal de Vieilleville; «encore moins le prince de Condé. – Qui donc?» demanda Charles IX. – «Le roi d'Espagne, Sire; car il y est mort, d'une part et d'autre, tant de valeureux seigneurs, si grand nombre de noblesse, tant de vaillants capitaines et braves soldats, tous de la nation française, qu'ils étaient suffisants pour conquêter la Flandre et tous les pays sortis autrefois de votre royaume!»
La fin de l'année 1567 et les premiers mois de l'année suivante sont pleins d'émeutes et de prises d'armes partielles dans le midi, depuis le Dauphiné jusque dans le Poitou. Condé et l'amiral, s'affaiblissant autour de Paris, poussèrent leur armée vers la frontière d'Allemagne, pour donner la main aux reîtres levés par eux dans ce pays. La jonction se fit à Pont-à-Mousson, malgré la poursuite de l'armée royale. Fortifiés, mais ne se jugeant pas en état de tenir la campagne dans l'Ile-de-France, les réformés se dirigèrent sur Orléans, prirent Blois et mirent le siège devant Chartres. Là, les incessantes négociations de Catherine de Médicis les trouvèrent disposés à conclure une paix que leur rendait salutaire l'indiscipline des mercenaires allemands. Ce fut la paix de Chartres ou de Lonjumeau. Signé au mois de mars, ce traité, aussi mal observé, de part et d'autre, que les précédents, multiplia et envenima les griefs réciproques: au mois d'août suivant, il n'en restait plus vestige.
En Guienne et en Gascogne, Montluc était le geôlier politique et militaire de Jeanne d'Albret. Nous avons dit que, à raison de la jeunesse de Henri, les fonctions de sa charge de gouverneur de Guienne étaient exercées par le maréchal, qui ne péchait pas, envers les «Navarrais», par excès de bienveillance. La reine jugea opportun de réclamer pour son fils un pouvoir plus effectif, et elle en écrivit à Charles IX, accompagnant sa requête d'une lettre de Henri, dans laquelle il priait le roi de France de ne pas écouter «ceux qui se voulaient fonder sur son bas âge» pour l'empêcher d'être employé en sa charge de gouverneur de Guienne. Il y a déjà, dans cette lettre, un accent de juste revendication et de légitime amour-propre: «Qu'il vous plaise», dit-il au roi en parlant de sa charge purement nominale, «de ne laisser pourtant de permettre et de me commander que je commence d'y vaquer et entendre selon que madite dame et mère le vous remontre et requiert. Car il me semble, Monseigneur, pour l'honneur que j'ai d'être le premier prince de votre sang, et sentant en moi une extrême affection au service de V. M., ensuivant celle de mes prédécesseurs, que je tarde trop à faire paraître ma bonne volonté…»
Cette réclamation et bien d'autres, que provoquèrent, quelques semaines après, de la part de Jeanne, de Condé et de Coligny, les flagrantes violations de la nouvelle paix, furent impuissantes à prolonger celle-ci. De graves incidents en bornèrent étroitement la durée, tels que l'attentat commis, par les ordres du parlement de Toulouse, sur la personne de Rapin, gentilhomme du prince de Condé. Envoyé dans cette ville pour faire enregistrer l'édit, Rapin fut condamné à mort et sommairement exécuté. Le parlement n'enregistra l'édit, et encore avec des restrictions, qu'après la quatrième lettre de jussion. Nul ne se fiant à la paix de Lonjumeau, Condé et Coligny moins que tout autre, ces deux chefs, retirés dans leurs terres, continuèrent à entretenir d'actives correspondances avec leurs alliés français et étrangers, jusqu'au jour où, informés que la reine-mère avait donné des ordres pour les arrêter, eux et d'autres personnages importants de leur parti, ils prirent la fuite et se dirigèrent du côté de La Rochelle. Ce malheureux coup de force, indice de tant de faiblesse, amena le chancelier de l'Hospital, le modérateur systématique de cette époque, à faire à la cour de sévères remontrances, auxquelles on ne put rien objecter de raisonnable, mais qui lui attirèrent l'animadversion des conseillers du roi et de sa mère. Se voyant à la veille d'une disgrâce, il la prévint par sa retraite. C'était un contre-poids qui disparaissait de la scène: dorénavant, les événements vont se précipiter.
La reine de Navarre n'avait pris aucune part à la guerre de 1567-1568, quoiqu'elle en eût ressenti les contre-coups. Nous avons vu qu'elle s'en était plainte au roi. Dans ses négociations à ce sujet, elle eut à expliquer ses griefs et à défendre ses intérêts devant La Mothe-Fénelon, chargé de lui transmettre les paroles royales et de rapporter les siennes à la cour. Fénelon, qui devait s'illustrer, en 1587, par la belle défense de Sarlat contre Turenne, était un esprit généreux et modéré. Il déplorait sincèrement les nouvelles perspectives de guerre civile. « – Ce feu dévorateur,» dit-il à la reine de Navarre, «embrasera les deux royaumes.» – «Bah! Monsieur,» répliqua Henri avec l'impétuosité et le ton narquois qui accentuèrent souvent ses discours, «c'est un feu à éteindre avec un seau d'eau!» – «Eh! comment, Monseigneur?» reprit Fénelon stupéfait. – «En faisant boire ce seau au cardinal de Lorraine, jusqu'à en crever!» Ce prélat passait, en effet, pour être le plus impitoyable adversaire des huguenots et le conseiller ardent des mesures de violence.
Jeanne d'Albret, à la nouvelle de la fuite de Condé et de Coligny, avait compris que ces mesures finiraient par l'atteindre elle-même. Déjà Catherine lui avait fait redemander son fils,