Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile. Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
voient souvent leur sentence infirmée à votre Tribunal.
L'affaire avoit d'abord été plaidée devant eux au Théâtre, et ces Messieurs ayant beaucoup ri, j'ai pu penser que j'avois gagné ma Cause à l'Audience. Point du tout; le Journaliste, établi dans Bouillon, prétend que c'est de moi qu'on a ri. Mais ce n'est là, Monsieur, comme on dit en style de Palais, qu'une mauvaise chicane de Procureur: mon but ayant été d'amuser les Spectateurs; qu'ils aient ri de ma Pièce ou de moi, s'ils ont ri de bon cœur, le but est également rempli, ce que j'appelle avoir gagné ma Cause à l'Audience.
Le même Journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre, que j'ai voulu gagner quelques-uns de ces Messieurs en leur faisant des lectures particulières, en achetant d'avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n'est encore là, Monsieur, qu'une difficulté de Publiciste Allemand. Il est manifeste que mon intention n'a jamais été que de les instruire; c'étoit des espèces de Consultations que je faisois sur le fond de l'affaire. Que si les Consultans, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les Juges, vous voyez bien, Monsieur, que je n'y pouvois rien de ma part, et que c'étoit à eux de se récuser par délicatesse, s'ils se sentoient de la partialité pour mon Barbier Andaloux.
Eh! plût au Ciel qu'ils en eussent un peu conservé pour ce jeune Etranger, nous aurions eu moins de peine, à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes: avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s'honorent de vous; mais gardez de broncher: au moindre échec, O mes amis, souvenez-vous qu'il n'est plus d'amis.
Et c'est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les foibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s'enfuir; les femmes, toujours si braves quand elles protégent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches et baissant des yeux confus; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu'ils avoient dit de ma Pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu'ils y avoient goûté. C'étoit une désertion totale, une vraie désolation.
Les uns lorgnoient à gauche en me sentant passer à droite, et ne faisoient plus semblant de me voir: Ah Dieux! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne les regardoit, m'attiraient dans un coin pour me dire: «Eh! comment avez-vous produit en nous cette illusion? car il faut en convenir, mon Ami, votre Pièce est la plus grande platitude du monde.
– Hélas, Messieurs, j'ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l'avois faite; mais, au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chûte et pour l'honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu'on redonne la Pièce au Théâtre; si, par malheur, on venoit à la jouer comme je l'ai lue, on vous feroit peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort; ce qu'à Dieu ne plaise!»
On ne m'en crut point, on laissa rejouer la Pièce, et pour le coup je fus Prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux bourdon et presque enterré le vendredi, ne fit point comme Candide, il prit courage, et mon Héros se releva le dimanche avec une vigueur que l'austérité d'un carême entier et la fatigue de dix-sept séances publiques n'ont pas encore altérée6. Mais qui sait combien cela durera? Je ne voudrois pas jurer qu'il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre Nation est inconsistante et légère.
Les Ouvrages de Théâtre, Monsieur, sont comme les enfans des hommes: conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur et vivant rarement assez pour payer les parens de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu'ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière, à peine ils voient le jour que, sous prétexte d'enflure, on leur applique les Censeurs; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel Parterre les rudoye et les fait tomber. Souvent en les berçant le Comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas! traînant par-tout, mais dépenaillés, défigurés, rongés d'Extraits et couverts de Critiques. Echappés à tant de maux, s'ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint, le mortel oubli les tue; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l'immensité des Livres.
Je demandois à quelqu'un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le Parterre et l'Auteur à la première représentation des Ouvrages, même de ceux qui devoient plaire un autre jour. «Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denis sont morts de joie d'avoir remporté le prix des Vers au Théâtre? Nous aimons trop nos Auteurs pour souffrir qu'un excès de joie nous prive d'eux en les étouffant; aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur, qu'ils puissent en expirer de plaisir.»
Quoi qu'il en soit des motifs de cette rigueur, l'enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier tant dédaigné le premier jour, loin d'abuser le surlendemain de son triomphe ou de montrer de l'humeur à ses Critiques, ne s'en est que plus empressé de les désarmer par l'enjouement de son caractère.
Exemple rare et frappant, Monsieur, dans un siècle d'Ergotisme où l'on calcule tout jusqu'au rire, où la plus légère diversité d'opinions fait germer des haines éternelles, où tous les jeux tournent en guerre, où l'injure qui repousse l'injure est à son tour payée par l'injure, jusqu'à ce qu'une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l'aigreur à l'infini, depuis le rire jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, à l'indignation même du Lecteur le plus caustique.
Quant à moi, Monsieur, s'il est vrai, comme on l'a dit, que tous les hommes soient frères, et c'est une belle idée, je voudrois qu'on pût engager nos frères les Gens de Lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les Libellistes, qui s'en acquittent si bien; ainsi que les injures à nos frères les Plaideurs… qui ne s'en acquittent pas mal non plus. Je voudrois sur-tout qu'on pût engager nos freres les Journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les Fils d'Apollon et font rire la sottise aux dépens de l'esprit.
Ouvrez un Journal, ne semble-t-il pas voir un dur Répétiteur, la férule ou la verge levée sur des Ecoliers négligens, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir? Eh, mes Freres, il s'agit bien de devoir ici, la Littérature en est le délassement et la douce récréation.
A mon égard, au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle; il est incorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe, égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue et revient encore. Si quelque Joueur adroit veut entrer en partie et balloter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon cœur; s'il riposte avec grâce et légéreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors on pourroit voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés, même avec une prestesse, une agilité propre à réjouir autant les Spectateurs qu'elle animeroit les Acteurs.
Telle, au moins, Monsieur, devroit être la critique, et c'est ainsi que j'ai toujours conçu la dispute entre les Gens polis qui cultivent les Lettres.
Voyons, je vous prie, si le Journaliste de Bouillon a conservé dans sa Critique ce caractère aimable et sur-tout de candeur pour lequel on vient de faire des vœux.
«La Pièce est une Farce, dit-il.»
Passons sur les qualités. Le méchant nom qu'un Cuisinier étranger donne aux ragoûts françois ne change rien à leur faveur. C'est en passant par ses mains qu'ils se dénaturent. Analysons la Farce de Bouillon.
«La Pièce, a-t-il dit, n'a pas de plan.»
Est-ce parce qu'il est trop simple qu'il échappe à la sagacité de ce Critique adolescent?
Un Vieillard amoureux prétend épouser demain sa Pupille; un jeune Amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du Tuteur. Voilà le fond, dont on eut pu faire, avec un égal succès, une Tragédie, une Comédie, un Drame, un Opéra, et cætera. L'Avare de Molière
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On peut ainsi préciser facilement l'époque où Beaumarchais écrivait cette préface, la 17e représentation du