Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz

Mémoires de Hector Berlioz - Hector Berlioz


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a dépensé, depuis cette époque, à exalter ou à déchirer mes œuvres, de non sens, de folies, de systèmes extravagants, de sottise et d'aveuglement, passe toute croyance. Deux ou trois hommes seulement ont tout d'abord parlé de moi avec une sage et intelligente réserve. Mais les critiques clairvoyants, doués de savoir, de sensibilité, d'imagination et d'impartialité, capables de me juger sainement, de bien apprécier la portée de mes tentatives et la direction de mon esprit, ne sont pas aujourd'hui faciles à trouver. En tous cas ils n'existaient pas dans les premières années de ma carrière; les exécutions rares et fort imparfaites de mes essais leur eussent d'ailleurs laissé beaucoup à deviner.

      Tout ce qu'il y avait alors à Paris de jeunes gens doués d'un peu de culture musicale et de ce sixième sens qu'on nomme le sens artiste, musiciens ou non, me comprenait mieux et plus vite que ces froids prosateurs pleins de vanité et d'une ignorance prétentieuse. Les professeurs de musique dont les œuvres-bornes étaient rudement heurtées et écornées par quelques-unes des formes de mon style, commencèrent à me prendre en horreur. Mon impiété à l'égard de certaines croyances scolastiques surtout les exaspérait. Et Dieu sait s'il y a quelque chose de plus violent et de plus acharné qu'un pareil fanatisme. On juge de la colère que devaient causer à Cherubini ces questions hétérodoxes, soulevées à mon sujet, et tout ce bruit dont j'étais la cause. Ses affidés lui avaient rendu compte de la dernière répétition de l'abominable symphonie; le lendemain, il passait devant la porte de la salle des concerts au moment où le public y entrait, quand quelqu'un l'arrêtant, lui dit: «Eh bien, monsieur Cherubini, vous ne venez pas entendre la nouvelle composition de Berlioz? – Zé n'ai pas besoin d'aller savoir comment il né faut pas faire!» répondit-il, avec l'air d'un chat auquel on veut faire avaler de la moutarde. Ce fut bien pis, après le succès du concert: il semblait qu'il eût avalé la moutarde; il ne parlait plus, il éternuait. Au bout de quelques jours, il me fit appeler: «Vous allez partir pour l'Italie, me dit-il? – Oui, monsieur. – On va vous effacer des rézistres du Conservatoire, vos études sont terminées. Mais il mé semble qué, qué, qué, vous deviez venir mé faire une visite. On-on-on-on né sort pas d'ici comme d'une écurie!..» – Je fus sur le point de répondre: «Pourquoi non? puisqu'on nous y traite comme des chevaux!» mais j'eus le bon sens de me contenir et d'assurer même à notre aimable directeur que je n'avais point eu la pensée de quitter Paris sans venir prendre congé de lui et le remercier de ses bontés.

      Il fallut donc, bon gré mal gré, me diriger vers l'académie de Rome, où je devais avoir le loisir d'oublier les gracieusetés du bon Cherubini, les coups de lance à fer émoulu du chevalier français Boïeldieu, les grotesques dissertations des feuilletonistes, les chaleureuses démonstrations de mes amis, les invectives de mes ennemis, et le monde musical et même la musique.

      Cette institution eut sans doute, dans le principe, un but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux musiciens, le voyage d'Italie, favorable au développement de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les souvenirs étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un voiturin se charge, moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde carriole, ni plus, ni moins que des bourgeois du marais. Comme il ne change jamais de chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes voyageurs, dont l'esprit, à cette époque, est loin d'être tourné à la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à Paris, après la cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu'au milieu de janvier; et après être allé passer quelques semaines à la Côte-Saint-André, où mes parents, tout fiers de la palme académique que je venais d'obtenir, me firent le meilleur accueil, je m'acheminai vers l'Italie, seul et assez triste.

      XXXII

Voyage en italie. – De Marseille à Livourne. – Tempête. – De Livourne à Rome. L'Académie de France à Rome

      La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût m'offrir quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner et me rendis à Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne; mais je ne trouvais toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laine, ou de barriques d'huile, ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût particulier.

      Enfin, j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick sarde qui se rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine que je rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur ce bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable ne prenant guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau temps, d'un navire passable et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté, en Grèce, où il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poëte dans l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que l'illustre voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre faire avec lui une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements du vaisseau devinrent si violents, que la table et les joueurs furent rudement renversés.

      « – Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.

      – Volontiers, milord!

      – Commandant, vous êtes un brave!»

      Il se peut qu'il n'y ait pas un mot de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de Lara; en outre, le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Child-Harold, achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle tombait au


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