Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz
un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et d'instruments eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela c'est vu) je me hâtais d'avoir recours à mes petits flacons. Oh! la jolie scène! C'est vraiment dommage qu'elle ait été supprimée!
Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: «Oui, cela sera un moment bien agréable! Mais la nécessité de me tuer ensuite, est assez… fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas vivre; n'avoir pas terminé ma première symphonie; avoir en tête d'autres partitions… plus grandes… Ah!.. c'est…» Et revenant à mon idée sanglante: «Non, non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il le faut et cela sera! cela sera!..» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer, qui baigne en cet endroit le pied des Alpes. – L'amour de la vie et l'amour de l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot aux roues de la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et, m'appuyant de mes deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour m'élancer en avant, en poussant un Ha! si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.
Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi; j'allais me rendre, on le voit,) si je profitais, dis-je, du bon moment pour me cramponner de quelque façon et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution… vitale; voyons donc.» Nous traversions à cette heure un petit village sarde45, sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne m'en avait pas rayé; que je n'avais pas encore enfreint le règlement, et que je m'engageais sur l'honneur à ne pas passer la frontière d'Italie, jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais l'attendre.
Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni lieu, ni sou ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture; je m'aperçus même tout à coup que… j'avais faim, n'ayant rien mangé depuis Florence. Ô bonne grosse nature! décidément j'étais repris.
J'arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée et que je pouvais revenir à Rome ou l'on me recevrait à bras ouverts.
« – Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je vivais, maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement? Oh! la plaisante affaire!.. Essayons.»
Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons: voilà la vie et la joie qui accourent à tire d'aile, et la musique qui m'embrasse, et l'avenir qui me sourit; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.
C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. Ô Nizza!
Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et m'obliger à y mettre terme.
J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon compte.
« – Évidemment, ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour assister aux représentations de Matilde di Sabran (le seul ouvrage qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les rochers de Villefranche… il attend un signal de quelque vaisseau révolutionnaire… il ne dîne pas à table d'hôte… pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments… il va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la jeune Italie; cela est clair, la conspiration est flagrante!»
Ô grand homme! politique profond, tu es délirant, va!
Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.
– Que faites-vous ici, monsieur?
– Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.
– Vous n'êtes pas peintre?
– Non, monsieur.
– Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup; seriez-vous occupé à lever des plans?
– Oui je lève le plan d'une ouverture du Roi Lear, c'est-à-dire, j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!
– Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?
– Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.
– D'Angleterre!
– Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois…
– Ne parlons pas du roi!.. Vous entendez par ce mot instrumentation?..
– C'est un terme de musique.
– Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez me dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passe-port; vous ne pouvez rester à Nice plus longtemps.
– Alors, je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre permission.
Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain, fort contre mon gré, il est vrai, mais le cœur léger et plein d'allegria, et bien vivant et bien guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu des pistolets chargés qui ne sont pas partis.
C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée.
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Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et l'acupuncture. Paris, chez Crouillebois.