Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz
des logis de la caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé, donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la Sabine, le Monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus une bibliothèque, totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une médaille ou une partition, mais, ce travail une fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se borne à administrer l'établissement et à surveiller l'exécution du règlement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce à cet égard aucune influence. Cela se conçoit: les vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères, si l'on veut mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont étrangers.
XXXIII
L'Ave Maria venait de sonner quand je descendis de voiture à la porte de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait plus que moi; et à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, s'éleva à mon aspect.
– Oh! Berlioz! Berlioz! oh! cette tête! oh! ces cheveux! oh! ce nez! Dis donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!
– Et toi, il te recale fièrement pour les cheveux!
– Mille dieux! quel toupet!
– Hé! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles tu la séance de l'Institut, tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! Voyons donc, tu ne me reconnais pas?
– Je vous reconnais bien; mais votre nom…
– Ah, tiens! il me dit vous.. Tu te manières, mon vieux; on se tutoie tout de suite ici.
– Eh bien! comment t'appelles-tu?
– Il s'appelle Signol.
– Mieux que ça, Rossignol.
– Mauvais, mauvais le calembour!
– Absurde.
– Laissez-le donc s'asseoir!
– Qui? le calembour?
– Non, Berlioz.
– Ohé! Fleury, apportez-nous du punch… et du fameux; ça vaudra mieux que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.
– Enfin, voilà notre section de musique au complet!
– Hé! Monfort41, voilà ton collègue!
– Hé, Berlioz! voilà ton fort!
– C'est mon fort.
– C'est son fort.
– C'est notre fort.
– Embrassez-vous.
– Embrassons-nous.
– Ils ne s'embrasseront pas!
– Ils s'embrasseront!
– Ils ne s'embrasseront pas!
– Si!
– Non!
– Ah çà! mais pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi! aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?
– Eh bien! embrassons-le tous et que ça finisse!
– Non, que ça commence! voilà le punch! ne bois pas ton vin.
– Non, plus de vin.
– À bas le vin!
– Cassons les bouteilles! gare, Fleury!
– Pinck, panck!
– Messieurs, ne cassez pas les verres au moins, il en faut pour le punch: je ne pense pas que vous vouliez le boire dans de petits verres.
– Ah, les petits verres! fi donc!
– Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça tout y passait.
Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne à tous égards de la confiance que lui accordent les directeurs de l'Académie, est en possession depuis longues années de servir à table les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention et garde en pareil cas un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le plus bizarre. Sur l'un des murs sont encadrés les portraits des anciens pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle étalent une suite de caricatures dont la monstruosité grotesque ne peut se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette curieuse galerie, et les nouveaux venus dont l'extérieur prête à la charge ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand salon.
Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la plus détestable taverne qu'on puisse trouver: sale, obscure et humide, rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le Café Greco cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers, que la plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des compatriotes.
Le lendemain, je fis la connaissance de Félix Mendelssohn qui était à Rome depuis quelques semaines. Je raconterai, dans mon premier voyage en Allemagne, cette entrevue et les incidents qui en furent la suite.
XXXIV
On a vu des fusils partir qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a vu souvent encore, je crois, des pistolets chargés qui ne sont pas partis.
Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude, qui, dès le lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait d'attention ni pour les objets environnants ni pour le cercle social où je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires
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Compositeur lauréat de l'Institut qui m'avait précédé à Rome. L'Académie, n'ayant point décerné de premier prix en 1829, en donna deux en 1830. Monfort obtint ainsi le prix arriéré qui lui donnait droit à la pension pendant quatre ans.