Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre. Duret Théodore

Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre - Duret Théodore


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en peignant un pâturage de Normandie, avec des vaches et des pommiers. Couture se tenait avec ferveur dans les traditions de ce grand art. Il s'était mis surtout en vue par un tableau d'énormes dimensions, exposé au Salon de 1847, où il avait obtenu un succès éclatant: les Romains de la décadence. Le tableau est au Louvre; en l'étudiant, on peut se rendre compte de ce que valait ce grand art, tel que Couture et les contemporains le cultivaient.

      Les Romains de la décadence! Voilà certes un sujet qui prête à l'imagination et peut exercer la pensée. Mais Couture n'a conçu la décadence romaine, qui a été en réalité la transformation d'une société passant d'un état à un autre, que sous la forme d'un affaiblissement physique. Ses Romains de la décadence sont des êtres étiolés, des demi-eunuques pâles, consumés par l'orgie. Acceptons après tout cette donnée, un artiste n'est pas obligé de se rendre un compte philosophique de l'histoire. Cependant, ce que nous ne pouvons lui passer, ce qui nous empêche d'admirer son œuvre, c'est que ses Romains ne sont en aucune façon des hommes antiques, soit qu'on veuille rétablir, par l'étude précise des monuments figurés, le type exact des vieux Romains, soit que, par la puissance de l'imagination, on cherche à évoquer, pour représenter l'antiquité, des formes différentes de celles de notre temps.

      Nicolas Poussin s'est livré, lui, à un travail de ce genre dans son Enlèvement des Sabines. Il a réalisé une évocation du passé, il a créé des hommes d'une certaine manière d'être, qui ne sont peut-être pas tels que l'étaient les vrais Romains primitifs, pourtant qui sont dus à une conception originale et nous transportent dans un monde imaginé différent du nôtre. Mais les Romains de Couture n'offrent rien de semblable, ils ne révèlent aucun travail de reconstitution, ce sont des hommes très modernes, de simples modèles, que l'artiste a fait poser et dont il a reproduit les traits, sans pouvoir les transformer. Et alors ils sont disposés selon les préceptes légués et les conventions acceptées; un groupe central en pleine lumière, puis des groupes accessoires à droite et à gauche, tel personnage s'équilibrant avec son pendant ou l'un faisant repoussoir à l'autre, les ombres et les lumières factices et artificielles. Aucun lien ne tient les personnages ensemble dans une action commune, ils restent séparés, on sent l'effort qui les a posés à côté les uns des autres. Nulle émotion ne se dégage donc de cette toile immense.

      Si on retourne à l'Enlèvement des Sabines, on voit au contraire que Poussin a su faire concourir chaque être à un effet d'ensemble. La foule en mouvement remue tout d'un souffle; aussi la vie, l'intérêt, la terreur, naissent-ils de l'action. Les personnages petits linéairement donnent une vraie sensation de force et d'ampleur, qui manque aux êtres dont Couture a vainement agrandi les proportions. C'est-à-dire que pour faire de la vraie peinture d'histoire, il faut être d'un certain temps, que pour recréer effectivement l'antiquité, il faut vivre, comme au xviie siècle, à une époque où la pensée se meut naturellement dans une sphère de traditions littéraires et, par surcroît, avoir du génie, comme Nicolas Poussin. Mais lorsque, toutes les conditions changées, on veut perpétuer l'invention initiale, par des procédés d'école, on n'obtient que des œuvres pauvres, où manquent le souffle et la vie. Tout l'effort de Couture n'a pu le mener au but. Sa toile, dans son genre, est évidemment meilleure que d'autres. Il a fallu après tout du talent pour agencer, même imparfaitement, une aussi vaste composition, l'homme qui l'a exécutée y montre, on ne saurait le nier, certaines qualités de peintre. Mais toute la sueur et toute la peine n'ont pu réaliser, en dehors du temps voulu et en l'absence du génie évocateur, la vision recherchée du monde antique.

      L'art fait de traditions dont Couture était un des coryphées était arrivé de son temps à la décrépitude; l'étude de ses œuvres et de celles des contemporains révèle son épuisement. Au moment où Manet apparaissait, il y avait donc conflit entre les artistes en renom, obstinés à continuer une tradition épuisée, et ces élèves cherchant inconsciemment la vie et aspirant à créer des formes d'art, appropriées aux besoins nouveaux. Couture était de ceux qui voulaient maintenir indéfiniment les formules du passé, Manet était au premier rang des jeunes, travaillés par l'esprit novateur. Les heurts et les froissements survenus entre le maître et l'élève n'étaient donc que la manifestation, sous forme de conflit personnel, de la lutte plus profonde qui s'engageait entre des formes de pensée dissemblables et des conceptions d'art antagonistes.

      On voit, en effet, par les souvenirs de M. Antonin Proust, que Manet se prend d'une répulsion de plus en plus vive pour le genre que son maître cultive et qu'il veut lui transmettre, la peinture d'histoire, et qu'alors il se porte, à mesure qu'il prend conscience de son propre talent, vers l'observation de la vie réelle. Couture qui découvre que son élève lui échappe, pour aller vers ce que lui-même abhorre et qualifie du nom méprisant de réalisme, croit lui fermer tout grand avenir, en lui disant un jour: «Allez, mon garçon! vous ne serez jamais que le Daumier de votre temps.» Prétendre ravaler quelqu'un parce qu'on en fait un Daumier cause aujourd'hui de l'étonnement. C'est que les temps sont changés! Daumier méprisé par les partisans de la peinture d'histoire dominant de son vivant, comme un simple caricaturiste et réaliste, est aujourd'hui admiré comme un des grands artistes du passé. Couture, entêté dans l'ornière d'une forme d'art décrépite, est au contraire maintenant dédaigné et son œuvre tombe dans l'oubli.

      Cette répulsion qui se développe chez Manet pour l'art de la tradition se manifeste surtout par le mépris qu'il témoigne aux modèles posant dans l'atelier et à l'étude du nu, telle qu'elle était alors conduite. Le culte de l'antique, comme on le comprenait dans la première moitié du XIXe siècle parmi les peintres, avait amené la recherche de modèles spéciaux. On leur demandait des formes pleines. Les hommes en particulier devaient avoir une poitrine large et bombée, un torse puissant, des membres musclés. Les individus doués des qualités requises, qui posaient alors dans les ateliers, s'étaient habitués à prendre des attitudes prétendues expressives et héroïques, mais toujours tendues et conventionnelles, d'où l'imprévu était banni. Manet porté vers le naturel et épris de recherches s'irritait de ces poses d'un type fixe et toujours les mêmes. Aussi faisait-il très mauvais ménage avec les modèles. Il cherchait à en obtenir des poses contraires à leurs habitudes, auxquelles ils se refusaient. Les modèles connus, qui avaient vu les morceaux faits d'après leurs torses conduire certains élèves à l'Ecole de Rome, alors la suprême récompense, et qui, dans leur orgueil, s'attribuaient presque une part du succès, se révoltaient de voir un tout jeune homme ne leur témoigner aucun respect. Il paraît que fatigué de l'éternelle étude du nu, Manet aurait essayé de draper et même d'habiller les modèles, ce qui aurait causé parmi eux une véritable indignation.

      Manet en quittant définitivement Couture, vers 18561, était donc très mal avec lui et en révolte ouverte contre son enseignement. Il avait pris en horreur la peinture d'histoire et celle du nu, d'après les modèles professionnels.

      LES PREMIÈRES ŒUVRES

      III

      LES PREMIÈRES ŒUVRES

      Manet livré à lui-même alla s'établir dans un atelier de la rue Lavoisier. Qu'allait-il faire? un point était clair à ses yeux. Il délaisserait la tradition académique, les procédés conventionnels, le prétendu idéal classique, dont il avait pris l'aversion dans l'atelier de Couture, pour peindre la vie autour de lui. Ses modèles ne seraient plus des êtres spéciaux professionnels, il les choisirait parmi les hommes et les femmes variés d'aspect, que la multiplicité des types humains peut offrir. Cependant entre cette première vue abstraite et une réalisation, il y avait toute la distance qui sépare une conception sans lignes arrêtées, de la création fixée dans des formes précises. Il était à ce point de départ des novateurs qui se sentent tourmentés par le démon de l'invention, mais qui, devant tirer de leur fond des œuvres neuves, entrent dans cette période de recherches où il leur faut se découvrir eux-mêmes.

      Il continua à travailler, à regarder, à s'instruire. Il fréquenta le Louvre et fit des voyages à l'étranger. Il visita la Hollande, où il s'éprit de Frans Hals, et l'Allemagne, pour voir les musées de Dresde et de Munich. Puis il alla en Italie, attiré surtout par les Vénitiens. A cette époque appartiennent des copies faites de la façon la plus serrée.


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<p>1</p>

Un reçu conservé, daté de février 1856, montre qu'à cette époque, Couture percevait encore la cotisation d'atelier de Manet.