Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre. Duret Théodore

Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre - Duret Théodore


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un de l'ordre populaire, dans la Chanteuse des rues. Le tableau est exécuté dans une tonalité générale de gris, où le gris de la robe forme la note dominante. La chanteuse debout tient sa guitare sous le bras, et mange les cerises. L'ensemble aurait pu rester vulgaire, mais l'artiste a su l'embellir par la qualité de la peinture en soi.

      Il peignait encore alors l'Enfant à l'épée. Un jeune garçon debout et en marche tient, dans ses bras, une lourde épée. Cette toile d'une gamme sobre devait être une des premières qui serait goûtée. Elle a pris place au Musée de New-York. Avant de peindre l'Enfant à l'épée, il avait déjà peint le Gamin au chien, un tableau très réussi, où un jeune garçon est également le personnage.

      De l'année 1862 est le Vieux musicien, l'œuvre la plus importante, par les dimensions, de sa période des débuts. Le Vieux musicien au entre de la toile sert de raison première à l'existence de l'ensemble. Il est assis en plein air, son violon d'une main, l'archet de l'autre, prêt à jouer. Les personnages autour attendent, pour l'écouter. D'abord à gauche, une petite fille debout et de profil, un poupon dans ses bras. Manet aimait beaucoup cette figure, il l'a reproduite à part dans une eau-forte. A côté sont placés deux jeunes garçons, de face et debout. Puis, dans le fond, apparaît, repris, le Buveur d'absinthe. Enfin à droite, à moitié coupé par le cadre, se voit un Oriental, avec turban et longue robe. La réunion de ces personnages si dissemblables surprend d'abord, on est là en pleine fantaisie. Je ne sache pas que Manet ait eu d'autre intention, en peignant ce tableau, que d'y mettre des êtres divers, qui lui plaisaient et dont il voulait conserver l'image.

      En cherchant à dégager l'idée qu'on peut se former de Manet pendant ces années de début, on voit un homme qui, porté d'instinct vers des voies originales, se soustrait à l'esthétique dominatrice autour de lui et aux règles fixes observées dans les ateliers. Il cherche à dégager sa personnalité, alors l'esprit en éveil et les yeux ouverts, multiplie les études et regarde de divers côtés. Dans ses voyages, il va vers des vieux maîtres, pour lesquels ils se sent de l'affinité. Frans Hals en Hollande, les Vénitiens en Italie. Il étudie Velasquez et Goya d'après les tableaux qui s'offrent d'abord d'eux en France. Dans ces conditions, ses premières œuvres portent la marque d'influences et de reflets divers. Il y a celles du tout jeune homme qui, produites dans l'atelier de Couture ou aussitôt après la sortie, se rapprochent du premier maître. D'autres laissent voir la fréquentation des Vénitiens ou une manière de parenté avec les maîtres espagnols. Cependant les formes d'emprunt ne sont, en définitive, que de surface. Elles ne pénètrent pas suffisamment les œuvres pour qu'on puisse trouver entre elles de caractères réellement dissemblables. Au contraire, en les rangeant chronologiquement, on voit une personnalité bien caractérisée, qui se montre dès la première, se retrouve ensuite dans toutes les autres et se développe d'une manière constante.

      On se sent surtout tout de suite en présence d'un homme que la nature a doué, dans le grand sens du mot. L'instinct qui avait poussé Manet à vouloir être peintre ne l'avait pas trompé. En y cédant, il ne faisait qu'obéir à la voix mystérieuse de la nature qui, en créant certains êtres pour accomplir certaines besognes, leur donne la faculté de se reconnaître et la force de vaincre les résistances à rencontrer. Tout ce que Manet a exécuté, du jour où il a mis de la couleur sur une toile, était œuvre de peintre. Ses productions de début ont déjà l'intensité de vie, la valeur de facture, le mérite de matière, l'éclat de lumière, qui constituent les qualités picturales et permettent seules de réaliser, par le pinceau, des créations puissantes et durables.

      LE DÉJEUNER SUR L'HERBE

      IV

      LE DÉJEUNER SUR L'HERBE

      En 1863 Manet avait trente et un ans. Le travail auquel il se livrait pour se frayer sa voie, se découvrir lui-même, qui l'avait conduit à produire des œuvres de plus en plus personnelles, aboutit alors à la réussite cherchée, dans une création où le novateur se trouve enfin complet, le Déjeuner sur l'herbe.

      Ce tableau peint au commencement de 1863 qui, par ses dimensions, dépassait toutes ses productions antérieures et sur lequel il avait compté pour attirer l'attention, présenté au Salon, fut refusé par le jury d'examen. Manet se voyait donc, en 1863, comme en 1859, condamné par le jury. Mais cette année-là les refus multipliés vinrent frapper un nombre inaccoutumé de jeunes artistes; les réclamations qui s'élevèrent de tous côtés, les influences variées que les victimes surent mettre en œuvre, amenèrent une intervention de l'Empereur. L'administration des Beaux-Arts continua à trouver bonnes les éliminations du jury, mais, sur un ordre de l'empereur Napoléon III, il fut permis aux refusés de se montrer au public. On leur accorda au Palais de l'Industrie, le lieu même où se tenait le Salon, un certain emplacement pour exposer leurs tableaux. A côté du Salon officiel, l'année 1863 devait ainsi, par exception, en connaître un autre que l'on appela des refusés. Ce salon est resté célèbre. On y voyait Bracquemont, Cals, Cazin, Chintreuil, Fantin-Latour, Harpignies, Jongkind, Jean-Paul Laurens, Legros, Manet, Pissarro, Vollon, Whistler. Le Déjeuner sur l'herbe2 par ses proportions y tenait une grande place, de telle sorte qu'il devait être presque aussi vu que s'il eût été au Salon officiel. Il attira en effet l'attention mais d'une façon violente, en soulevant une véritable clameur de réprobation. C'est qu'il différait réellement, comme facture et comme procédés, comme choix de sujet et comme esthétique, de tout ce que la tradition tenait alors pour bon et pour digne de louanges.

      Avec ce tableau se révélait une manière de peindre en dehors de la manière courante, due à une vision propre et originale. On se trouvait en face d'un nouveau venu, qui juxtaposait les tons divers sans transition, ce que personne n'eût imaginé de faire à cette époque. On voyait un homme venant renier la pratique reçue. Il supprimait la combinaison alors universellement respectée de l'ombre et de la lumière, conçues comme des oppositions fixes, pour la remplacer par des oppositions de tons variables. Ce que l'on enseignait dans les ateliers, que les peintres pratiquaient, était que, pour établir les plans, modeler les contours, faire valoir certaines parties, il fallait se servir de combinaisons d'ombre et de lumière. On pensait surtout que plusieurs tons vifs ne pouvaient être mis côte à côte sans transition et que le passage des parties claires aux autres devait se faire par gradations, de façon à ce que des ombres vinssent adoucir les heurts et fondre l'ensemble. Mais voici où cette technique, générale dans les ateliers, avait conduit! Comme rien n'est plus rare que l'artiste qui peut réellement peindre dans la lumière, mettre de la vraie clarté sur une toile, quels que soient les moyens ou le procédé, cette technique d'opposition constante d'ombre et de soi-disant lumière avait amené la production d'œuvres d'où, en réalité, toute lumière avait disparu, et où l'ombre subsistait seule. Les parties prétendues en clair, sans vigueur, ne se dégageaient plus sur le noir des ombres. Presque tous les tableaux du temps se présentaient à l'état sombre. L'éclat des tons clairs, des couleurs joyeuses, la sensation du plein air et de la nature riante, en avaient disparu. Le public s'était habitué à cette forme éteinte de la peinture. Il s'y complaisait. Il n'en demandait pas d'autre. Il ne soupçonnait même pas qu'il put y eu avoir d'autre.

      Tout à coup le Déjeuner sur l'herbe lui mettait sous les yeux une œuvre peinte d'après des procédés différents. Il n'y avait plus à proprement parler d'ombre dans le tableau. L'éternel mariage de la lumière avec l'ombre, tenues pour choses fixes, ne s'y retrouvait pas. La surface entière était pour ainsi dire peinte en clair, tout l'ensemble était coloré. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre laissaient voir des tons moins clairs mais cependant toujours colorés et en valeur. Aussi ce Déjeuner sur l'herbe venait-il faire comme une énorme tache. Il donnait la sensation de quelque chose d'outré. Il heurtait la vision. Il produisait, sur les yeux du public de ce temps, l'effet de la pleine lumière sur les yeux du hibou. On n'y découvrait que du «bariolage». Le mot avait été dit par un des critiques les plus autorisés du temps, Paul Mantz, qui, dans la Gazette des Beaux-Arts, ayant parlé des œuvres de Manet, à l'occasion d'une exposition particulière tenue chez Martinet, sur le boulevard des Italiens, quelques semaines avant l'ouverture même du Salon, les avait réprouvées comme «des tableaux qui, dans leur bariolage


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<p>2</p>

Le Déjeuner sur l'herbe, dans le catalogue du Salon annexe ou des refusés de 1863, est appelé le Bain, d'après la femme qui, au second plan, se tient dans l'eau. Mais le tableau fut alors partout désigné sous le titre: le Déjeuner sur l'herbe, qui a définitivement prévalu.