Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre. Duret Théodore

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en violence, tout ce que les autres novateurs ses devanciers avaient connu.

      La clameur que soulevaient l'Olympia et le Jésus insulté, s'ajoutant an bruit précédemment fait par le Déjeuner sur l'herbe, vint donner à Manet une notoriété telle qu'aucun peintre n'en avait encore possédée. La caricature sous toutes les formes, les journaux de toute opinion s'étant mis avec persistance à s'occuper de lui et de ses tableaux, il acquit bientôt un renom universel. Degas pouvait dire, sans exagérer, qu'il était aussi connu que Garibaldi. Lorsqu'il sortait dans la rue, les passants se retournaient pour le regarder. Quand il entrait dans un lieu public, son arrivée causait une rumeur, on se le désignait de l'un à l'autre comme une bête curieuse. Un débutant avait d'abord pu éprouver du contentement à se voir ainsi remarqué, mais l'attention publique, par la forme qu'elle avait décidément prise, avait bientôt détruit, chez celui qui en était l'objet, la satisfaction qu'elle avait pu d'abord procurer. L'homme ainsi mis particulièrement en vue n'arrivait à cette distinction, que parce qu'on ne le considérait que comme un être hors de la saine raison, que comme un barbare venant saccager le domaine de l'art et fouler aux pieds les traditions, partie de la gloire nationale. Personne ne daignait discuter ses œuvres pour y chercher ce qu'il avait voulu y mettre, pas une voix en crédit ne s'élevait, qui reconnût sa puissance de novateur et la réputation éclatante qu'il acquérait, ne se produisant que pour faire de lui un paria.

      Lorsque le Salon fut fermé, au mois d'août, désireux de se soustraire momentanément aux persécutions, il prit le chemin de Madrid, qu'il projetait de visiter depuis si longtemps. Ce fut là que je fis sa connaissance, d'une façon si singulière, et qui peint si bien son caractère impulsif, que je crois devoir raconter l'aventure.

      Je revenais du Portugal, que j'avais traversé en partie à cheval, et étais arrivé le matin même de Badajoz, après avoir fait quarante heures de diligence. On venait d'ouvrir à Madrid un nouvel hôtel à la Puerta del Sol, sur le modèle des grands hôtels européens, chose auparavant inconnue en Espagne. J'arrivais épuisé de fatigue et mourant littéralement de faim. Aussi le nouvel hôtel où j'étais descendu m'était-il apparu comme un lieu de délices, un véritable Eden. Le déjeuner devant lequel je m'étais assis m'avait tout de suite fait l'effet d'un festin de Lucullus. Je mangeais avec volupté. La salle était vide; seul un monsieur, à une certaine distance, se trouvait assis comme moi à la grande table. Il jugeait lui la cuisine exécrable, il commandait à chaque instant quelque nouveau plat, qu'il refusait ensuite irrité, comme immangeable. Chaque fois qu'il renvoyait le garçon, je le faisais au contraire revenir et, dans mon appétit famélique, reprenais indifféremment de tous les plats. Je n'avais du reste prêté aucune attention à ce voisin si difficile, lorsque, sur une nouvelle demande que je fis au garçon d'un plat qu'il avait refusé, il se leva brusquement et, se plaçant près de ma chaise, m'apostropha avec colère: «Ah çà! Monsieur, c'est pour me narguer, pour vous f… de moi que vous prétendez trouver bonne cette horrible cuisine et que chaque fois que je renvoie le garçon, vous le faites revenir?» Le profond étonnement que je laissai voir, à cette attaque imprévue, montra tout de suite à mon agresseur qu'il avait dû se méprendre sur le mobile de ma conduite, car déjà radouci, il me dit: «Vous me connaissez sans doute, vous savez qui je suis?» Encore plus étonné, je lui répondis: «Je ne sais qui vous êtes. Comment vous connaîtrais-je? J'arrive à l'instant du Portugal, où j'ai souffert de la faim, et la cuisine de cet hôtel me semble réellement excellente.» «Ah! vous arrivez du Portugal, dit-il, eh bien! moi, je viens de Paris.» Là se trouvait l'explication de notre différence de jugement sur la cuisine, qui prenait tout de suite un caractère comique. Aussi mon homme se mit-il à rire de son emportement. Il me fit alors ses excuses. Nous rapprochâmes nos chaises et finîmes de déjeuner ensemble.

      Après il se nomma. Il m'avoua qu'il avait cru découvrir en moi quelqu'un qui, l'ayant reconnu, avait voulu lui faire une mauvaise plaisanterie. L'idée de trouver à Madrid un commencement de ces persécutions, qu'il avait pensé fuir en quittant Paris, l'avait tout de suite exaspéré. La connaissance ainsi commencée se changea promptement en intimité. Nous visitâmes ensemble Madrid. Nous allions naturellement tous les jours faire une longue station devant les Velasquez, au musée du Prado. A cette époque, Madrid avait conservé son vieil aspect pittoresque. La Calle di Sevilla au centre de la ville était encore remplie de cafés, dans d'anciennes maisons, qui servaient de rendez-vous aux gens de la tauromachie, toreros, afficionados et aux danseuses. Ou tirait de grandes toiles d'une maison à l'autre, aux étages supérieurs, et la rue jouissait de l'ombre et d'une fraîcheur relative dans l'après-midi. Peuplée de son monde pittoresque, elle devint notre séjour préféré. Nous assistâmes aux courses de taureaux et Manet y prit des croquis, qui devaient lui servir à les peindre. Nous allâmes aussi à Tolède voir la cathédrale et les tableaux du Greco.

      Je n'ai pas besoin de dire combien Manet, qui avait si longtemps rêvé de l'Espagne, était satisfait de ce qu'il y voyait. Une chose gâtait cependant son plaisir, c'était la difficulté qu'il avait dès la première heure éprouvée et qui avait précisément amené notre rencontre, de se plier à la manière de vivre du lieu. Il ne pouvait s'y faire. Il avait renoncé à manger. Il éprouvait une répulsion invincible à l'odeur des plats qu'on lui apportait. C'était un Parisien qui, en définitive, ne se trouvait bien qu'à Paris. Au bout d'une dizaine de jours, réellement affamé et dépérissant, il dut repartir. Nous revînmes ensemble. On demandait à cette époque les passeports aux voyageurs, et à la gare d'Hendaye, le préposé aux passeports se mit à le considérer avec étonnement. Il s'arrangea pour faire venir sa femme et sa famille, afin qu'elles le vissent aussi. Les autres voyageurs, ayant bientôt su qui il était, se mirent également à le regarder. Ils se montraient tous très étonnés de voir ce peintre, dont la réputation de monstruosité artistique leur était parvenue, se présenter à eux sous les traits d'un homme du monde fort correct et fort poli.

      Rentré à Paris, il se remit au travail. Il avait à cette époque quitté son premier atelier de la rue Lavoisier et, après être resté quelque temps dans un autre rue de la Victoire, en avait définitivement pris un, qu'il devait garder des années, rue Guyot, aux Batignolles, derrière le parc Monceau.

      Il s'était marié en 1863 avec Mlle Suzanne Leenhoff, une Hollandaise, née à Delft. Elle appartenait à une famille adonnée aux arts. Un de ses frères, Ferdinand Leenhoff, était sculpteur et graveur. Elle était elle-même pianiste et, quoique ne jouant que dans l'intimité, elle cultivait son art assidûment. Manet devait donc trouver en elle une personne avec des goûts d'artiste, capable de le comprendre, et, de ce côté, lui venaient l'encouragement et l'appui qui le réconfortaient et lui permettaient de supporter les attaques du dehors. Son père était mort en 1862, laissant à ses trois fils une fortune à se partager, qui les mettait dans l'aisance. Manet se trouvait ainsi dans une position privilégiée parmi les artistes. Il pouvait vivre sans vendre de tableaux, que personne, dans ces premiers temps, n'eût voulu acheter, à n'importe quel prix, et il disposait de ressources suffisantes pour parer aux dépenses d'atelier et de modèles qu'exigeait la poursuite de son art.

      Après avoir habité, sa femme et lui, sur le boulevard des Batignolles, ils vinrent vivre, avec Mme Manet mère, rue de Saint-Pétersbourg. Leur appartement conservait le mobilier paternel, de cette forme froide et rigide adoptée sous le règne de Louis-Philippe. On n'y découvrait point de bibelots ou d'objets curieux, à peine deux ou trois tableaux sur les murs, les portraits de son père et de sa mère peints par lui et son portrait peint par Fantin-Latour. Sa mère laissait voir cette distinction et cette aisance de manières des femmes du monde qui ont tenu un salon. Les assidus, membres de la famille, étaient les deux frères Eugène et Gustave. Depuis la mort du père, le conseil et comme le guide de tous se trouvait être un vieux cousin, M. de Jouy, avocat fort estimé du Palais. Manet devait peindre son portrait en 1879.

      Manet ne tranchait point en apparence sur son milieu. Rien en lui ne décelait spécialement l'artiste. Il était on ne peut plus correct dans sa tenue. C'est même en partie à son exemple qu'est dû ce changement, qui a conduit les artistes à répudier le genre fantaisiste qu'ils affectaient autrefois, pour prendre la rectitude de vêtement et de tenue des gens du monde.

      Rien n'était plus singulier que le contraste qui existait entre Manet, sa famille, son milieu et son rôle d'artiste


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