Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis. Dumas Alexandre
nombre de ces papiers, continua-t-il, il y avait une lettre de vous qui m'était adressée et qui avait été envoyée par votre tante à votre père. J'eusse donné beaucoup à cette époque pour pouvoir dire ou faire savoir que votre femme de chambre vous trahissait. Voici cette lettre, je vous la rends; cette lettre n'a plus de raison d'être.
– Oh! dit Éva tombant à genoux, garde-là! garde-là!
– À quoi bon? dit Jacques en l'ouvrant, vous avez donc oublié ce qu'elle disait?
Et il lut à haute voix les premières lignes.
«Mon ami, mon maître, mon roi, je dirais mon dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de me réunir à toi.»
– Dieu vous a exaucée, dit Jacques avec un accent d'une profonde amertume, puisque nous sommes réunis.
Et il approcha la lettre de la flamme des bougies pour la brûler.
Mais Éva se précipita sur elle et la lui arracha des mains, éteignant entre ses mains un commencement de flamme qui s'emparait d'elle.
– Oh! non, dit-elle, puisque tu l'as gardée trois ans, c'est que tu m'aimais, c'est que tu l'as lue et relue, c'est que tu l'as baisée cent mille fois, c'est que tu l'as portée sur ton cœur. Je n'ai pas de lettre de toi, celle-là m'en tiendra lieu. Je mourrai avec cette lettre sur les lèvres, on la mettra dans ma tombe, et, si Dieu m'interroge, je lui montrerai cette lettre, en disant: Vois comme je l'aimais!
Et, couvrant la lettre de baisers et de pleurs, elle l'enfonça dans sa poitrine.
– Continue, dit-elle, tu me tues; cela me fait du bien.
Et elle se laissa aller couchée sur le tapis.
– Quant à celle-ci, dit Jacques d'une voix dont il essayait vainement de cacher l'altération, elle est du marquis de Chazelay; on l'apportait chez votre tante à Bourges en même temps qu'ayant appris que vous étiez à Bourges, j'étais venu vous y chercher. On me fit observer que, puisque j'étais à votre recherche, mieux valait que je me chargeasse de la lettre que de la laisser où le facteur l'avait jetée, sous la grande porte. Je ne vous rejoignis pas quand j'arrivai à Mayence; vous en étiez partie. J'eus de vos nouvelles par André. Il vous avait parlé de moi.
Un long sanglot fut la seule réponse d'Éva.
– Proscrit au 31 mai, j'eus encore un rayon d'espoir, et je bénis ma proscription; elle me permettait de vous suivre en Autriche où je savais que vous vous étiez retirée. Je traversai la France et gagnai sans accident la frontière; là, je pris la poste pour Vienne, je marchai jour et nuit; ma voiture ne s'arrêta qu'à Josephplatz, nº 11. Vous étiez partie depuis une semaine… Ce fut ma dernière déception; non, je me trompe, reprit Jacques Mérey, ce ne fut pas la dernière.
Et, laissant tomber son coude sur le guéridon et sa tête dans sa main.
– Tenez, madame, dit-il, voici la lettre du marquis de Chazelay, lisez, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de votre père; elle doit contenir ses dernières volontés. Elle est à l'adresse de votre tante, mais, votre tante étant morte, c'est à vous qu'il appartient de la décacheter.
Éva décacheta machinalement la lettre, et, comme obéissant à un ordre d'une puissance supérieure qui lui eût momentanément rendu la force, elle lut, en se rapprochant du cercle de lumière que jetait le candélabre.
»Ma sœur,
»Regardez ma dernière lettre comme non avenue, et, si vous n'êtes point partie, restez.
»Je suis jugé, puis condamné par les républicains; dans douze heures tout sera fini pour moi dans ce monde.
»Au moment solennel où je vais paraître devant Dieu, mes regards se reportent sur vous et sur ma fille.
»À votre âge et avec vos principes religieux, vous me laissez peu d'inquiétude. Ou vous vivrez dans la retraite et vous échapperez à la proscription, ou vous monterez sur l'échafaud et vous y monterez la tête haute, comme une Chazelay doit y monter.
»Mais il n'en est point ainsi de ma pauvre Hélène; elle a quinze ans, elle entre dans la vie à peine, elle ne saura ni vivre ni mourir.»
– Oh! interrompit Éva en relevant la tête, vous vous trompez, mon père.
«Placé depuis ce matin en face du néant des choses d'ici-bas, je ne crois pas devoir, au moment de quitter ce monde, prendre mort une responsabilité qui, moi vivant, ne m'eût point épouvanté.
»Vivant, j'avais sur ma fille une puissance de direction que mort je n'aurai plus.
»Nous deux morts, personne ne l'aime plus ici-bas que cet homme, et de son côté elle n'aime que lui.
»Ce n'est pas un homme de notre caste, mais (vous l'avez entendu dire vingt fois) un homme honorable et honoré; ce n'est pas un noble, mais un savant, et il paraît qu'aujourd'hui mieux vaut être savant que noble.»
Éva leva les yeux sur Jacques Mérey; il restait impassible.
»D'ailleurs, continua Éva, reprenant sa lecture, si quelqu'un a sur elle des droits presque égaux aux miens, c'est lui qui l'a prise, masse inerte et abandonnée par moi à de vils paysans, et qui en a fait la créature belle et intelligente que vous avez sous les yeux.
»Hélène trouvera en lui un bon mari et vous, puisqu'il partage les principes damnés qui triomphent en ce moment, un protecteur.»
Éva s'arrêta; elle avait lu les lignes suivantes; elle étouffait.
– Eh bien, demanda Jacques d'une voix calme.
Éva fit un effort et continua:
»Je donne donc mon consentement à leur mariage, et, les pieds dans la tombe, je leur envoie ma bénédiction paternelle.
»Je veux que ma fille, qui n'a pas eu le temps de m'aimer pendant ma vie, m'aime au moins après ma mort.
Éva laissa échapper la lettre de ses mains et, les bras étendus sur ses genoux, inclina la tête sur sa poitrine comme la Madeleine de Canova.
Ses longs cheveux, qui s'étaient dénoués, faisaient un voile autour d'elle.
Jacques la regarda un instant de cet œil dur que les hommes ont pour la femme coupable; puis, comme si, à son compte, elle n'avait point encore assez souffert:
– Ramassez cette lettre, dit-il, elle est importante.
– En quoi? demanda Éva.
– C'est son consentement à votre mariage.
– Avec toi, mon bien-aimé, dit-elle de sa voix douce et résignée, mais non avec un autre.
– Pourquoi cela? demanda Mérey.
– Parce que ton nom y est.
– Bon! dit amèrement Jacques, mon nom s'est bien effacé de votre cœur, il s'effacera bien de ce papier.
Éva se leva chancelante. On entendait le roulement d'un fiacre; elle alla en se soutenant aux meubles à la fenêtre et l'ouvrit.
– Oh! c'en est trop! murmura-t-elle.
Et elle jeta un cri rauque qui fit retourner le cocher.
Le cocher vit une fenêtre ouverte, une forme blanche à cette fenêtre; il comprit que c'était une femme qui l'appelait; il vint et rangea sa voiture à la porte.
Éva rentra.
– Adieu, dit-elle à Jacques, adieu pour toujours!
– Où allez-vous? demanda Jacques.
– Où tu m'as renvoyée, chez moi.
Jacques se rangea pour la laisser passer.
– Me donneras-tu une dernière fois la main? dit-elle avec un regard plein d'angoisse.
Mais Jacques se contenta de saluer.
– Adieu,