Histoire Anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Second. Du Casse Albert
Louvois refusa en disant qu'il ne pouvait accorder une position pareille à un homme qui s'était montré sur les planches! «Eh quoi! reprit l'illustre maëstro, si le Roi vous ordonnait de danser sur le théâtre, vous refuseriez?..» Le ministre ne répondit pas; mais accorda la place.
Le Bourgeois gentilhomme, une des bonnes comédies de mœurs de Molière, composée pour la Cour, jouée à Chambord, puis ensuite à Paris, fut d'abord assez mal accueilli, parce qu'à la première représentation, Louis XIV n'avait pas exprimé son opinion. Mais quand, à la seconde, il eut daigné dire à l'auteur: – «Je ne vous ai pas parlé de votre pièce, parce que j'ai appréhendé d'être séduit par la façon dont elle a été représentée; mais, en vérité, vous n'avez rien fait encore qui m'ait mieux diverti, et votre pièce est excellente.» Oh! alors ce fut autour de Molière un tolle de louanges que, du reste, l'ouvrage méritait. En effet, il n'est pas de caractère à la scène mieux soutenu que celui de M. Jourdain. Vouloir paraître ce qu'on n'est pas a toujours été un ridicule quasi-universel, surtout en France. Molière a peint fort spirituellement ce ridicule, mais sans pouvoir le faire disparaître. Chacun va rire volontiers des manies, en apparence outrées, du Bourgeois gentilhomme, et chacun sort, sans se douter qu'il a presque toujours en soi-même une manie analogue à celle du héros de la pièce. Molière était, comme on sait, fort malheureux avec sa femme, pour laquelle il avait une véritable passion. Il l'a peinte dans la Lucile de cette charmante comédie.
Nous avons déjà parlé, dans le volume précédent, de la tragi-comédie-ballet de Psyché. Molière ne put faire que le premier acte, la première scène du second et la première du troisième, ainsi que le prologue. Corneille se chargea du reste de la pièce.
La pièce des Fourberies de Scapin, que Boileau a critiquée dans ces deux vers de son art poétique:
Dans ce sac ridicule, où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope,
est, en effet, une de ces petites farces que Molière avait fait jadis représenter en province sous le titre de: Gorgibus dans le sac. Sans doute, on peut se récrier contre la différence qui existe entre cette comédie et les belles comédies du même auteur; mais, comme il le disait et le répétait souvent, il était directeur d'une troupe à laquelle il fallait des succès pour vivre, et les farces, dans le genre de celle-ci, plaisaient infiniment au public. C'est à l'aide de ces petites pièces, espèces de parodies toujours spirituelles, de folies propres à exciter la gaieté des grands seigneurs et des bourgeois qui affluaient à son théâtre, qu'il faisait souvent exécuter ses comédies sérieuses. Il eût été très-fâcheux pour Molière, pour sa troupe et pour la postérité, qu'il n'eût pas laissé au répertoire un peu de la menue monnaie du Misanthrope, du Tartuffe et de l'École des femmes. Molière distinguait parfaitement lui-même ses bonnes pièces d'avec ces facéties qui, encore une fois, n'avaient d'autre but que de soutenir son théâtre.
Molière a inséré, dans cette pièce, deux scènes imitées du Pédant Joué, comédie de Cyrano de Bergerac. Mais lui-même, dans son enfance, en avait fourni l'idée à Cyrano. Quand on reprochait à Molière cette sorte de plagiat, il répondait: «Ces deux scènes sont assez bonnes: cela m'appartenait de droit: il est permis de reprendre son bien où on le trouve.» La première scène des Fourberies de Scapin est faite d'après la première scène de la Sœur, comédie de Rotrou.
Quand Boileau a reproché à Molière, il avait principalement en vue, comme on sait, cette pièce dont la moitié est prise du Phormion de Térence, et la scène du sac empruntée des farces de Tabarin. On sera peut-être curieux de voir ici l'extrait de deux de ces farces que Molière connaissait sûrement:
… D'avoir à Térence allié Tabarin,
Piphagne, farce à cinq personnages, en prose.
Piphagne est un vieillard qui veut épouser Isabelle. Il confie son projet à son valet, Tabarin, et lui ordonne d'aller acheter des provisions pour le festin des noces. D'un autre côté, Francisquine enferme dans un sac son mari Lucas, pour le dérober à la vue des sergents qui le cherchent. Elle enferme dans un autre le valet de Rodomont, qui vient pour la séduire. Sur ces entrefaites, Tabarin arrive pour exécuter sa commission. Francisquine, pour se venger et de son mari et du valet de Rodomont, dit à Tabarin que ce sont deux cochons qui sont dans ces sacs, et les lui vend vingt écus. Tabarin prend un couteau de cuisine, délie les sacs, et est fort surpris d'en voir sortir deux hommes. On rit beaucoup de son étonnement, et tous les acteurs finissent par se battre à coups de bâtons.
Francisquine, seconde farce.
Lucas veut faire un voyage aux Indes. Mais il est inquiet; comment faire garder la vertu de sa fille Isabelle? Il en confie la garde à Tabarin, qui promet d'être toujours dessus. Lucas part. Isabelle charge Tabarin d'une commission pour le capitaine Rodomont, son amant. Tabarin promet à Rodomont de le faire entrer dans la maison de sa maîtresse, et il lui persuade, pour que les voisins ne s'en aperçoivent pas, de se mettre dans un sac. Le capitaine y consent, et tout de suite on le porte chez Isabelle. Dans le même temps, Lucas arrive des Indes. Il voit ce sac où est Rodomont, il le prend pour un ballot de marchandises, et l'ouvre. Il est fort étonné d'en voir sortir Rodomont, qui lui fait accroire qu'il ne s'y était caché que pour ne pas épouser une vieille qui avait cinquante mille écus. Lucas, tenté par une si grosse somme, prend la place du capitaine, et se met dans le sac. Alors Isabelle et Tabarin paraissent. Rodomont dit à sa maîtresse qu'il a enfermé dans ce sac un voleur qui en voulait à ses biens et à son honneur. Ils prennent tous un bâton, battent beaucoup Lucas, qui trouve enfin le moyen de se faire reconnaître et la pièce finit.
La Comtesse d'Escarbagnas est une petite pièce, peinture naïve des ridicules de la province. On se récria d'abord à la Cour, quand Molière la fit jouer; mais le public ne fut pas de l'avis de la Cour. On la vit avec plaisir, on y courut en foule. Le rôle de la Comtesse était rempli par Hubert, acteur excellent pour ces sortes de caractères de femme. C'est lui qui faisait encore madame Pernelle du Tartuffe, madame Jourdain du Bourgeois gentilhomme, et madame de Sotenville du George Dandin.
La marquise de Villarceaux, dont le mari était l'amant de la fameuse Ninon, avait un jour beaucoup de monde chez elle; on voulut voir son fils. Le précepteur de l'enfant, pédant s'il en fût, ayant reçu l'ordre de faire briller son élève en l'interrogeant sur ce qu'il savait, lui posa cette question: «Quem habuit successorem Belus, Assyriorum?—Ninum,» répondit sans hésiter l'élève. La similitude de nom frappa la marquise qui, s'imaginant qu'il s'agissait de la belle Ninon, s'écria: – «Mon Dieu, Monsieur, quelle sottise que d'entretenir mon fils des folies de son père.» Le mot était joli, l'histoire plaisante, elle se répandit et vint bientôt aux oreilles de Molière qui s'en empara et en fit une des plus jolies scènes de sa Comtesse d'Escarbagnas. Il utilisa aussi très-spirituellement le nom de Martial, alors parfumeur de la Cour et valet de chambre de Monsieur. «Je trouve ces vers admirables, dit le vicomte à la seizième scène, en parlant à M. Thibaudier, amant de la comtesse, et qui venait de lire deux strophes de sa composition; ce sont deux épigrammes aussi bonnes que toutes celles de Martial. – Quoi! reprend la comtesse, Martial fait des vers? Je pensais qu'il ne fît que des gants? – Ce n'est pas ce Martial-là, Madame, s'empresse de répondre M. Thibaudier, c'est un auteur qui vivait il y a trente ou quarante ans.»
Nulle espèce de ridicule, comme on voit, n'échappait à Molière; il le poursuivait jusqu'au fond de la province. Angoulême, Limoges, comme Paris, étaient ses tributaires. Par le siècle qui court de chemin de fer et de télégraphe électrique, on aurait peut-être quelque peine à trouver en Angoumois, en Limousin ou en Gascogne une comtesse d'Escarbagnas; mais au temps du Grand Roi, alors que le coche était le grand moyen de locomotion, et que les gazettes de Paris ne se pouvaient lire à la même heure à deux cents lieues de distance, alors que chaque petite ville n'avait ni son journal ni le cours de la Bourse, il y avait beaucoup de comtesses pareilles à celle que nous dépeint Molière.
Une des dernières comédies de Molière, et l'une des plus belles, les Femmes savantes,