Histoire Anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Second. Du Casse Albert
Théâtre de s'établir sous le nom de Troupe de Monsieur, au Petit-Bourbon, pour y donner des représentations alternativement et de deux jours l'un avec les Italiens.
La troupe de Molière était alors composée des deux frères Béjart, de Duparc, de Dufresne, de Desbries, de Croisal, des demoiselles Béjart, Duparc, Debrie et Hervé. Elle prit possession, dix jours après la représentation du 24 octobre 1658, du nouveau théâtre que Sa Majesté lui avait octroyé si gracieusement.
Ainsi donc, après une jeunesse toute de souci et de travail, dans laquelle Poquelin lutta courageusement pour conquérir le droit de s'instruire et de suivre sa vocation, il parvint à l'âge de vingt-huit ans à se créer une position à Paris, auprès du roi, devenu son protecteur.
A partir de ce moment, le goût de la saine comédie commence à régner sur la scène française, et c'est à 1658 que l'on doit fixer les représentations, à Paris, des comédies de Molière.
Les pièces de Molière, dignes du nom de Comédies et restées au répertoire, sont au nombre de trente. Il créa en outre une douzaine de farces qui n'ont pas eu les honneurs de l'impression.
L'Étourdi, qui avait eu un grand succès en province, à Lyon d'abord, à Béziers ensuite, parut sur la scène du Petit-Bourbon, le jour de l'ouverture du théâtre, le 3 novembre 1658, et y fut fort applaudi. Tout Paris, c'est-à-dire la Cour et la bourgeoisie, aurait voulu assister à la première représentation qui fut des plus brillantes. La troupe de l'hôtel de Bourgogne s'en montra sottement fort courroucée, et la guerre éclata bientôt entre les deux théâtres, guerre d'intrigues qui dégénéra en une guerre d'injures, et cependant la grande ville était déjà bien assez vaste pour contenir deux théâtres, deux troupes qui d'ailleurs différaient essentiellement entre elles par le genre, puisque l'une ne jouait guère que la tragédie, l'autre la comédie.
Molière eut à souffrir de cette ridicule rivalité; car, comme chef de la troupe du Petit-Bourbon, c'est à lui que s'adressaient toutes les tracasseries dont on cherchait à l'accabler de l'hôtel de Bourgogne.
Que les temps sont changés! pourrait-on dire avec Racine. Aujourd'hui ce ne sont plus deux troupes vivant en mauvaise intelligence qui se partagent la capitale du monde civilisé, mais vingt troupes au moins, dont directeurs et artistes vivent dans l'entente la plus cordiale, se faisant sans cesse mille politesses au travers desquelles on entrevoit à peine de loin en loin, à l'époque des revues, par exemple, quelques coups de patte, quelque trait plus ou moins spirituel contre telle ou telle pièce, contre tel ou tel acteur ou actrice du théâtre voisin. Mais qu'est-ce que ces piqûres d'épingles à côté des coups de massue que se portaient les deux théâtres du dix-septième siècle?.. La civilisation marche, les guerres s'en vont, les guerres de théâtre, s'entend; mais revenons à Molière.
C'est lui qui joua dans l'Étourdi le rôle du valet Mascarille, rôle resté type à la scène. Cette pièce, avec des défauts, est cependant supérieure à tout ce que l'on avait joué jusqu'alors; bien loin surtout du genre adopté (le Menteur, de Corneille, qui l'avait précédée s'en rapproche); aussi ne doit-on pas s'étonner qu'elle ait fait en quelque sorte école.
Un mois après l'ouverture de son théâtre à Paris, Molière donna le Dépit amoureux, dont le sujet lui avait été fourni par la pièce italienne la Filia creduta Maschio. Déjà sa troupe l'avait joué aux États de Languedoc. Cette comédie n'est pas sans défauts, on y retrouve ceux de la scène espagnole et même de l'ancien théâtre français: l'intrigue y est absurde; on y remarque, surtout dans les scènes entre le valet et la suivante, des expressions d'une trivialité presque cynique, mais elle offre une peinture vraie des folies de l'amour. L'auteur dessinait encore d'après de mauvais modèles; il ne tarda pas à prendre son essor, à peindre d'après nature et à devenir dès lors un peintre inimitable.
La troisième pièce de Molière, les Précieuses ridicules, dut le jour à un travers de l'époque. Il existait à Paris, au milieu du dix-septième siècle, une femme d'un aimable caractère, qui avait épousé le marquis de Rambouillet, et dont l'hôtel était ouvert à tout ce qui prétendait à l'esprit. Il arriva que les beaux esprits dont s'entoura la charmante marquise ne tardèrent pas à faire de sa maison le séjour non des grâces, mais de l'afféterie la plus exagérée, la plus ridicule, la plus insoutenable. Rien n'était absurde comme ce qui se passait parmi les habitués de l'hôtel de Rambouillet. Les initiés devaient y connaître la Carte du Tendre; pour se faire aimer, un homme ne pouvait se dispenser d'emporter d'assaut le village des Billets galants, le hameau des Billets doux et le château des Petits soins. Les femmes se désignaient entre elles sous la qualification de chères. Une précieuse, une chère se mettait au lit pour recevoir ses visites. Sa ruelle était décorée avec coquetterie. Pour avoir le bonheur d'être admis en sa présence, il fallait être initié par un grand introducteur des ruelles, au fin des choses, au grand fin, au fin du fin2. Près d'elle se trouvait aussi l'alcôviste, espèce de cavalier servant dans le genre de ceux dont quelques parties de l'Italie ont conservé si longtemps l'usage. C'était sur l'heureux mortel chargé de ces hautes et importantes fonctions, que reposait le soin de faire les honneurs de la chambre de la chère et de veiller à l'ordonnance des conversations. Il était l'introducteur, le metteur en scène de cette stupide comédie journalière. Chose bizarre, et qui prouve du reste combien les mœurs, au siècle du Grand Roi, étaient différentes des nôtres, jamais un alcôviste ne faisait naître le moindre soupçon contre la vertu des chères. Ces dames, dit Saint-Évremond, faisaient consister leur principal mérite à aimer tendrement leurs amants sans jouissance, et à jouir solidement de leurs maris avec aversion.
Comme ce qui est mode a toujours réussi et réussira toujours en France, ne fût-ce que quelque temps, la vogue était à l'hôtel Rambouillet. On finit par pousser les choses si loin dans cette réunion frivole, qu'on y voulut modifier le langage. Mais au lieu de le simplifier, on se servit de périphrases inintelligibles pour rendre la pensée. La pensée fut bientôt travestie à tel point qu'elle ne pouvait plus être comprise que par les habitués du lieu, ayant la clef de cet absurde fatras. On y discutait sur le mot d'une énigme, on s'envoyait un rondeau, une pièce de vers boursouflés. L'affectation devint si fort à la mode, qu'elle commençait à gagner toutes les classes de la société. Molière saisit le travers et essaya de l'arrêter par le sarcasme; il y parvint en faisant jouer, le 8 novembre 1659, sa comédie des Précieuses ridicules.
La pièce, charmante et spirituelle critique du travers que nous venons de signaler, eut le plus incroyable succès, incroyable est le mot, lorsqu'on pense que tout l'hôtel de Rambouillet se trouvait à la première représentation et applaudit à la critique de ses propres défauts, s'amusa de ses propres ridicules, admira la vérité de la peinture de ses propres et journalières absurdités. L'auteur n'avait pas craint de mettre tout cela en scène avec autant de talent que d'esprit. En sortant de la salle du Petit-Bourbon, Ménage, un des fidèles de la marquise, dit à Chapelain, autre habitué de l'hôtel: – «Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais, croyez-moi, pour me servir des paroles de saint Rémy à Clovis: «Il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé.»
La réputation de Molière s'accrut beaucoup de cette création. On joua la pièce à la Cour, alors aux Pyrénées, et qui lui fit un très-brillant accueil. On prétend qu'à cette nouvelle, l'auteur fut tellement satisfait, qu'il dit: – «Allons, je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence, ni d'éplucher des fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde.»
On raconte encore dans les Mémoires du temps que pendant la première représentation, un vieillard s'écria du milieu du parterre: – «Courage, Molière, voilà de la bonne comédie!» et qu'à la seconde, la troupe de Monsieur doubla le prix ordinaire des places, ce qui portait celui du parterre à vingt sous.
Le vieillard des Précieuses ridicules avait bien raison, car c'était la première fois qu'en France on offrait au public le tableau des ridicules.
2
Ceci nous rappelle ces