Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia. Foscolo Ugo

Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - Foscolo Ugo


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la crainte de quitter la vie était si forte chez elle, qu'on la voyait continuellement occupée à marmotter des prières pour que Dieu la conservât en ce monde. J'ai entendu dire ensuite à un vieux paysan que, depuis qu'elle avait perdu son mari tué d'un coup d'arquebuse, elle avait vu, dans une année de disette, mourir autour d'elle ses fils, ses filles, ses gendres, ses belles-filles et ses neveux. Et cependant, frère, cette malheureuse, qui joint aux maux présents le souvenir des maux passés, demande encore au ciel de lui conserver une vie noyée dans une mer de douleurs.

      Hélas! tant de dégoûts assiégent notre existence, qu'il ne faut pas moins que cet instinct invincible qui nous y attache, pour l'acheter, quand la nature nous donne tant de moyens de nous en délivrer, pour l'acheter, dis-je, comme nous le faisons par l'avilissement, les pleurs, et quelquefois encore par le crime…

17 mars.

      Depuis deux mois, je ne te donne pas signe de vie, et tu t'en es effrayé, et tu as craint que je ne fusse vaincu par l'amour, au point de ne me souvenir ni de toi ni de la patrie. – O frère! que tu me connais peu, que tu connais peu le cœur humain et toi-même, si tu penses que le sentiment de la patrie puisse s'attiédir ou s'éteindre, et si tu crois qu'il cède aux autres passions, tandis qu'au contraire il les irrite et en est irrité. – C'est vrai, et, en cela, tu as dit vrai: L'amour dans un cœur malade, et où les autres passions sont désespérées, renaît tout-puissant. – Et j'en suis une preuve; mais qu'il y renaisse mortel, tu te trompes; sans Thérèse, je serais aujourd'hui dans la tombe.

      La nature crée de sa propre autorité des esprits qui ne peuvent être que généreux; il y a vingt ans, il était possible qu'ils demeurassent sans force et engourdis dans la torpeur universelle de l'Italie; mais les temps d'aujourd'hui ont réveillé en eux leurs natives et viriles passions; et ils ont acquis telle trempe, qu'on puisse les briser, oui – les faire plier, non. Et ceci n'est point une sentence métaphysique; crois-moi, c'est la vérité qui resplendit dans la vie de beaucoup d'hommes des anciens jours, glorieusement malheureux: vérité dont je me suis convaincu en vivant avec beaucoup de concitoyens que je plains et que j'admire en même temps; parce que, si Dieu n'a pas pitié de l'Italie, ils devront enfermer au plus profond de leur cœur l'amour de la patrie, – le plus funeste des amours, en ce qu'il brise ou endolorit toute la vie, et qu'avant de l'abandonner, ils auront pour chers les périls, l'agonie et la mort; – et je suis un de ceux-là; – et toi aussi, Lorenzo.

      Mais, si j'écrivais là-dessus ce que j'ai vu et ce que je sais, je ferais une chose inopportune et cruelle, en rallumant en vous tous cette flamme que je voudrais éteindre en moi. – Je pleure, crois-moi, la patrie; je la pleure secrètement, et je désire

Que je répande seul mes larmes ignorées

      Une autre espèce d'amateurs d'Italie se plaint à haute voix, criant qu'ils ont été vendus et livrés; mais, s'ils se fussent armés, ils eussent été vaincus peut-être, mais non pas trahis; et, s'ils s'étaient défendus jusqu'à la dernière goutte de leur sang, les vainqueurs n'eussent pas pu les vendre, et les vaincus n'eussent point tenté de se racheter. Il y en a beaucoup parmi nous qui croient que la liberté se peut payer à prix d'argent, qui pensent que les nations étrangères viennent, par amour de l'équité, s'égorger réciproquement dans nos campagnes pour délivrer l'Italie; mais les Français, qui ont rendu odieuse la divine théorie de la liberté publique, feront les Timoléons à notre égard. – Beaucoup espèrent dans le jeune héros né de sang italien, né où se parle notre langue; – moi, d'une âme basse et cruelle, je n'attendrai jamais rien d'utile ni d'élevé pour nous; que m'importe qu'il ait le courage et le rugissement du lion, s'il a l'esprit du renard! Oui, bas et cruel, et les épithètes ne sont pas exagérées; n'a-t-il pas vendu Venise avec une franche et généreuse fierté? Selim Ier, qui fit égorger sur le Nil trente mille soldats circassiens qui s'étaient fiés à sa parole, et Nadir schah, qui, dans notre siècle, assassina trois cent mille Indiens, sont plus féroces, c'est vrai, mais moins méprisables. J'ai vu de mes yeux une constitution démocratique, apostillée par le jeune héros, apostillée de sa main, et envoyée de Passeriano à Venise, pour qu'elle y fût acceptée; et le traité de Campo-Formio était déjà signé depuis plusieurs jours, et Venise vendue: et la confiance que le héros nous inspirait à tous a rempli l'Italie de proscrits, d'émigrants et d'exilés. Je n'accuse pas la raison d'État, qui vend les nations comme des troupeaux de bêtes: ce fut et ce sera toujours ainsi mais je pleure ma patrie,

      Qui me fut enlevée, et de telle manière,

      Que l'offense en mon cœur vit encore tout entière.

      Il est né Italien, et secourra un jour la patrie. – Qu'un autre le croie; moi, j'ai répondu et je répondrai toujours: «La nature le créa tyran, et le tyran n'a point d'égard à la patrie. Il n'en a pas!»

      Quelques-unes des nations, en voyant les plaies de l'Italie, vous disent qu'il faut savoir les guérir avec les remèdes extrêmes nécessaires à la liberté. C'est vrai, l'Italie a des abbés et des moines; mais elle n'a plus de prêtres; car, là où la religion n'est point incarnée dans les lois et dans les mœurs d'un peuple, l'administration du culte n'est plus qu'un commerce. L'Italie a des nobles encore tant que tu voudrais, mais elle n'a plus de patriciens; les patriciens défendaient l'Italie d'une main pendant la guerre, et la gouvernaient de l'autre pendant la paix. Tandis qu'en Italie, maintenant, la grande prétention des nobles est de ne faire ni savoir rien. Enfin nous avons encore un peuple, mais nous n'avons plus de citoyens, ou bien peu, du moins. Les médecins, les avocats, les professeurs d'université, les lettrés, les riches marchands, l'innombrable foule des employés font des arts libéraux et s'intitulent bourgeois; mais ils n'ont ni force ni droit de bourgeoisie. Chacun gagne du pain ou des diamants, son nécessaire ou son superflu, avec son industrie personnelle, mais il n'est pas propriétaire sur ce sol; il est une portion du peuple moins malheureux, mais non pas moins esclave; une terre est possible sans habitants: – un peuple sans terre, jamais. C'est pour cela que le petit nombre de propriétaires territoriaux, en Italie, seront toujours les dominateurs invisibles et les arbitres de la nation. Or, des moines et des abbés, faisons des prêtres; convertissons les nobles en patriciens, tous les habitants, ou une partie du moins, en propriétaires ou en possesseurs de terres. Mais prenons garde. Faisons cela sans carnage, sans impiété, sans factions, sans proscriptions, sans exils, sans l'aide, sans le sang, sans les extorsions des armes étrangères, sans division territoriale, sans lois agraires, sans expropriations des biens paternels; car, si jamais de pareils remèdes étaient indispensables pour nous tirer de notre perpétuel et infâme esclavage, je ne sais vraiment ce que je préférerais; – ni infamie ni servitude. – Être l'exécuteur de si cruels et souvent de si inefficaces remèdes, jamais: l'individu a toujours quelque voie de salut, lui, ne fût-ce que la tombe. Mais un peuple ne peut pas se suicider d'un coup et tout entier; et cependant, si j'écrivais, j'exhorterais l'Italie à subir en paix sa situation présente, et à laisser à la France le honteux malheur d'avoir sacrifié tant de victimes humaines à la liberté, victimes sur lesquelles le Conseil des cinq cents, ou d'un seul, cela revient au même, a posé et posera son trône vacillant de minute en minute, comme tout trône qui a pour fondement des cadavres.

      Le temps depuis lequel je t'ai écrit n'a pas été perdu pour moi; je crois même avoir trop gagné pendant ce temps, mais c'est un gain funeste. M. T*** a beaucoup de livres de philosophie politique, et des meilleurs écrivains du monde moderne; et, soit pour résister au désir d'aller voir Thérèse, soit par ennui ou par curiosité, je me suis fait envoyer ces livres, et, soit en les lisant, soit en les feuilletant, j'en ai fait les maussades compagnons de mon hiver. – Certes, j'avais cependant une plus aimable compagnie: c'était celle des petits oiseaux, qui, chassés par le froid des montagnes et des prairies, venaient chercher leur nourriture près des habitations des hommes, leurs ennemis, se posaient par famille et par tribu sur mon balcon, où je leur apportais leur dîner et leur souper; mais aussi peut-être que, le froid parti, ils m'abandonneront pour jamais. En somme, j'ai recueilli de mes longues lectures que l'ignorance des hommes est peut-être chose dangereuse, mais que leur connaissance, lorsqu'on n'a pas le courage de les tromper, est une chose funeste. J'ai recueilli que les nombreuses opinions de beaucoup de livres et les contradictions historiques mènent l'esprit le plus arrêté à la confusion, au chaos et au vide; si bien que, si l'on me mettait dans


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