Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia. Foscolo Ugo
me rendre, à la réouverture de l'Université, était préparé; il est vrai que j'avais juré de partir, je te l'avais même écrit; mais j'attendais M. T***, qui n'est point encore revenu. Au reste, plus je réfléchis, plus je me félicite d'avoir profité du moment où je voulais fermement m'éloigner de ma retraite, que j'ai quittée sans dire adieu à personne; autrement, je crois bien que, malgré tes résolutions et les miennes, jamais je n'aurais eu ce courage; je t'avouerai même que parfois je regrette bien amèrement ma solitude, et qu'alors il me prend la tentation d'y retourner.
Au reste, figure-toi bien que je suis à Padoue, et prêt à devenir un savantissime… Je te dis cela afin que tu n'ailles pas encore prêcher partout que je me perds avec mes folies… Mais aussi qu'il ne te prenne pas l'envie de t'opposer à mon départ, lorsque je l'aurai décidé… Tu sais, mon ami, que je suis né extrêmement inapte à certaines choses, et surtout lorsqu'il s'agit de vivre avec cette méthode qu'exigent les études, et qui se trouve tout à fait en opposition avec mon caractère libre et indépendant; si pourtant cela t'arrivait, rappelle-toi que je te le pardonne d'avance et de mon propre mouvement… Remercie cependant ma mère, et, pour diminuer son déplaisir, dis-lui, comme si la chose venait de toi, qu'il est probable que je ne trouverai pas ici de chambre à louer pour plus d'un mois…
Je viens de faite connaissance avec l'épouse du noble M. M***, qui, abandonnant le tumulte de Venise, et la maison de son indolent mari, vient passer une partie de l'année à Padoue pour se divertir. Hélas! si jeune et si belle… sa figure a déjà perdu cette ingénuité sans laquelle il n'y a ni grâce ni amour. Coquette consommée, elle passe son temps à chercher à plaire, et, cela, sans autre but que de faire des conquêtes, du moins je le pense ainsi; peut-être ai-je tort… Elle paraît rester volontiers avec moi, me parle bas et sourit à mes louanges; d'autant plus qu'elle ne semble pas goûter, comme les autres femmes, cette froide ambroisie, ce fade jargon, qu'on est convenu d'appeler bons mots et traits d'esprit, et qui presque toujours décèlent un caractère mauvais. Je ne sais comment il se fit qu'hier en approchant sa chaise de la mienne, elle me parla de quelques-uns de mes vers, et amena la conversation sur la poésie; je ne sais encore comment je nommai un livre qu'elle me demanda, et que je promis de lui porter ce matin… Adieu; l'heure s'avance.
Un page m'ouvrit un boudoir où, entré à peine, je vis venir au-devant de moi une femme de trente-cinq ans environ, légèrement vêtue, et que jamais je n'eusse prise pour une femme de chambre, si elle même ne me l'eût appris en me disant:
– Ma maîtresse est encore au lit, mais elle va se lever à l'instant.
Aussitôt, un coup de sonnette la fit courir dans la chambre contiguë, où était le trône de la déesse; et, moi, je continuai à me chauffer, en regardant une Danaé peinte au plafond, et les fresques dont les murailles étaient couvertes, ainsi que quelques romans français jetés ça et là. Tout à coup la porte s'ouvrit, un air parfumé de mille odeurs parvint jusqu'à moi, et je vis notre donna, toute fraîche et radieuse, s'approcher vivement du feu, comme si elle tremblait de froid, et s'étendre sur une chaise longue que lui avait préparée sa femme de chambre.
Elle me salua des yeux seulement… et me demanda en souriant si je me souvenais de ma promesse; alors, je lui présentai le livre, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle n'était vêtue que d'une espèce de peignoir qui, n'étant pas lacé, descendait librement et laissait à découvert ses épaules et sa poitrine voluptueusement cachée par une peau de cygne, dans laquelle elle s'était enveloppée. Ses cheveux, quoique retenus par un peigne, accusaient le sommeil récent, et quelques boucles qui s'en échappaient, retombant sur son cou, et pénétrant jusque dans son sein, semblaient inviter l'œil inexpérimenté à les y poursuivre, tandis que, pour en rattacher d'autres qui ombrageaient son front et ses longues paupières noires, elle laissait voir, peut-être sans s'en douter, un bras d'albâtre que ne pouvaient cacher les manches de sa chemise, qui, lorsqu'elle levait la main, retombaient jusqu'au coude. A demi couchée sur un trône de coussins, elle se tournait avec complaisance vers un petit chien qui s'approchait d'elle, la fuyait, puis revenait la caresser, en courbant son dos, et en secouant les oreilles et la queue.
Je m'assis à son côté sur un siége qu'avait avancé la femme de chambre déjà partie, et je regardai cette flatteuse petite bête qui, en se jouant avec le bas du peignoir, et en le relevant avec ses pattes, laissait apercevoir une gentille pantoufle de soie rose tendre, et dans cette pantoufle un petit pied, ô Lorenzo!.. semblable à celui que l'Albane peindrait à une Grâce sortant du bain… Oh! si comme moi tu avais pu voir Thérèse, dans le même négligé, s'approchant du feu comme elle, sans ceinture… En me rappelant ce bienheureux moment, je me souviens que je n'osais respirer l'air qui l'entourait… Toutes mes facultés étaient suspendues, et n'avaient de force que pour l'adorer… Sans doute c'est un génie bienfaisant qui m'offrit alors l'image de Thérèse… Je reportai, avec un léger sourire, les yeux sur la belle, sur le petit chien, sur le tapis, sur le pied mignon… Mais les bords du peignoir étaient baissés, et le pied avait disparu. Je me levai en lui demandant pardon d'avoir choisi une heure aussi peu convenable, et, en prenant congé d'elle, je m'aperçus qu'un air sérieux avait remplacé le doux et tendre abandon qu'un instant auparavant on lisait sur sa figure; au reste, je me trompe peut-être. Enfin, lorsque je fus seul, ma raison, qui est en procès éternel avec mon cœur, me dit:
– Malheureux! crains celle-là seulement qui participe du ciel; prends donc un parti et ne retire pas tes lèvres du contre-poison que te présentait la fortune.
Je louai ma raison, mais le cœur avait déjà fait à sa guise. Tu t'apercevras facilement, mon cher Lorenzo, que cette lettre est copiée, et recopiée, parce que j'ai voulu me surpasser en beau style.
Oh! la cantate de Sapho! je la chante partout, je la répète à chaque instant, à la promenade, en écrivant, au milieu de mes lectures; je n'éprouvais pas cette inquiétude vague, Thérèse, lorsqu'il ne m'était pas refusé de te voir et de t'entendre! Mais patience, onze milles et je suis à la maison, deux milles encore, et… Oh! que de fois j'aurais fui cette terre, si, dans la crainte d'être entraîné trop loin par mes infortunes, je n'eusse préféré braver le péril, et rester près de toi… Ici, du moins, nous sommes encore sous le même ciel!
P. – S.– Je reçois à l'instant tes lettres! Voilà la cinquième fois, mon cher Lorenzo, que tu m'accuses d'être amoureux. Amoureux, oui… Eh bien, après? N'ai-je pas vu des gens se prendre de passion pour la Vénus de Médicis, pour la Psyché, pour la lune ou pour quelque étoile favorite? et toi-même, n'étais-tu pas tellement enthousiaste de Sapho, que tu te la figurais parfaitement belle, et que tu traitais d'ignorants ceux qui prétendaient qu'elle était petite et brune, et plutôt laide que jolie? Dis-moi le contraire.
Trêve de plaisanteries. Je conviens avec toi que je suis un cerveau bizarre, extravagant même; mais je ne vois pas qu'il y ait de honte à cela. Voilà plusieurs jours que je m'aperçois que tu as la rage de vouloir me faire rougir… Mais tu me permettras de te dire que je ne sais, ne puis, ni ne dois rougir d'aucune chose à l'égard de Thérèse, ni me plaindre, ni me repentir, entends-tu?.. Vis joyeux.
(Les deux premiers feuillets de cette lettre, dans laquelle Ortis se plaignait de ce que lui avait fait souffrir quelquefois son caractère violent, ont été perdus; comme l'éditeur s'est proposé de publier religieusement ces lettres d'après le manuscrit autographe, il a cru nécessaire d'insérer ces fragments, d'autant plus qu'ils font facilement deviner le contenu des pages qui manquent.)
Reconnaissant du bienfait, je le suis aussi de l'injure; et cependant tu sais combien de fois j'ai pardonné à mes ennemis, secouru ceux qui m'avaient offensé, pleuré ceux qui m'avaient trahi. Mais les plaies faites à mon honneur, Lorenzo… celles-là demandent vengeance… Je ne sais ni ne désire savoir ce qu'ils t'ont écrit; mais, quand ce misérable s'est présenté devant moi, quoiqu'il y eût près de trois ans que je ne l'eusse vu… j'ai senti tout le corps me brûler. Je me suis contenu cependant… Mais devait-il, par de nouveaux outrages, rallumer mon ancien mépris? Je rugissais comme une bête féroce, et, si, dans cet instant, il s'était présenté