Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia. Foscolo Ugo
la puissance, et nous finissons par nous épouvanter de notre élévation même, parce que la renommée attire les persécuteurs, et que notre grandeur d'âme nous rend suspects aux gouvernements et aux princes, qui ne veulent ni grands hommes ni grands scélérats. Celui qui, dans des temps d'esclavage, est payé pour instruire la jeunesse, presque jamais ne remplit son mandat sacré. De là vient cet appareil de leçons pédantesques et pédagogiques qui ne tendent qu'à rendre la raison difficile et la vérité même suspecte. Tiens, Lorenzo, je ne puis mieux comparer les hommes qu'à un troupeau d'aveugles qui errent au hasard. Quelques-uns s'efforcent d'entr'ouvrir les yeux et se persuadent qu'ils distinguent dans les ténèbres, où cependant ils ne doivent marcher qu'en trébuchant…
Mais supposons que je n'ai rien dit. Il y a des opinions qu'on ne peut discuter qu'avec le petit nombre de ceux qui envisagent les sciences avec le même sourire qu'Homère contemplait les hauts faits des grenouilles et des rats… Pour cette fois, tu conviendras que j'ai raison.
Or, puisque Dieu t'envoie un acquéreur, tu me feras plaisir de vendre corps et âme tous mes livres. Qu'ai-je à faire de quatre mille volumes et plus, que je ne peux ni ne veux lire? Conserve-moi seulement ceux dans lesquels tu trouveras des notes écrites de ma main: que d'argent j'ai employé à cette folie qui, je le crains bien, n'est passée que pour faire place à une autre! Tu en remettras le prix à ma mère; il l'indemnisera un peu des dépenses énormes qu'elle a faites pour moi. – Je ne sais comment je m'arrange, mais j'épuiserais un trésor; l'occasion me semble avantageuse, il faut en profiter; les temps deviennent de plus en plus malheureux, et il n'est pas juste que, pour moi, la pauvre femme traîne dans la misère le peu de temps qu'elle a encore à vivre. Adieu, Lorenzo.
Pardonne: je te croyais plus sage… Le genre humain est cette troupe d'aveugles que tu vois, se heurtant, se pressant et se traînant derrière l'inexorable fatalité; pourquoi craindre alors un avenir que nous ne pouvons éviter?
Je me trompe! la prudence humaine peut, par ses combinaisons, rompre cette chaîne d'infiniment petits événements que nous appelons destin; mais peut-elle pour cela plonger ses regards dans les ombres de l'avenir? Tu m'exhortes encore à fuir Thérèse; mais c'est comme si tu me disais: «Abandonne ce qui te fait chérir la vie… Crains le mal et tombe dans le pire…» Mais supposons un instant que, pour éviter prudemment le péril, je doive interdire à mon âme tout éclair de bonheur, ma vie alors ne s'écoulerait-elle pas pareille aux austères journées de cette saison obscure et nébuleuse, qui ferait presque désirer la cessation de la vie jusqu'au retour du printemps? Conviens donc, Lorenzo, qu'il vaut mieux que la nuit vienne avant le soir, et que notre matin, du moins, se réjouisse aux rayons du soleil? D'ailleurs, si je voulais être toujours en garde contre mon cœur, ne ferait-il pas à ma raison une guerre éternelle? Et dis-moi quelle en serait l'utilité. Je naviguerai donc comme un homme perdu; que les choses aillent comme elles pourront: en attendant,
Je sens mon air natal, et mes douces collines
Montent à l'horizon!
Odouard nous écrit que ses affaires ne le retiendront plus guère qu'un mois, et il espère revenir au printemps… Alors, oui, vers les premiers jours d'avril, je penserai à partir.
Existence humaine: songe trompeur! auquel, semblables à ces femmelettes qui font reposer leur avenir sur des superstitions et des présages, nous attachons cependant un si grand prix!.. prends garde! tu tends la main à une ombre qui, tandis qu'elle t'est chère, est peut-être en horreur à tel autre; – ainsi donc tout mon bonheur n'est que dans l'apparence des objets qui m'entourent, et, si je cherche quelque chose de réel, ou j'en reviens à me tromper, ou, surpris et épouvanté, je ne fais que m'égarer dans le vide. Je ne sais, mais je commence à craindre que nous ne soyons qu'un infiniment petit anneau du système incompréhensible de la nature, et qu'elle ne nous ait doués d'un si grand amour de nous-mêmes qu'afin que ces profondes craintes et ces suprêmes espérances, créant dans notre imagination une série innombrable de biens et de maux, nous tinssent incessamment occupés de cette triste existence si douteuse, si courte et si malheureuse; et elle, pendant que nous servons aveuglément à son but, elle rit de notre orgueil, qui nous fait penser que l'univers est créé pour nous seuls, et que nous seuls sommes dignes et capables de donner des lois à la création.
Tout à l'heure j'allais devant moi, perdu dans la campagne, enveloppé jusqu'aux yeux dans mon manteau, observant l'agonie de la terre ensevelie sous des monceaux de neige, sans herbe ni feuilles qui rappelassent sa richesse passée; je ne pouvais longtemps arrêter ma vue sur les épaules de ses montagnes dont les cimes élevées disparaissaient dans un nuage grisâtre, qui, en s'abaissant, augmentait encore la tristesse de ce jour froid et ténébreux. Je me figurais ces neiges amoncelées se détachant tout à coup et se précipitant semblables à ces torrents qui inondent la plaine, renversent les plantes, les arbres, les cabanes, et détruisent en un jour le travail de tant d'années et l'espérance de tant de familles! de temps en temps, un faible rayon de soleil tremblait à travers cette atmosphère épaisse et rassurait la terre en lui annonçant que le monde n'était pas plongé dans l'éternelle nuit. Me tournant alors vers cette partie du ciel qui conservait la teinte rougeâtre de son dernier reflet, je m'écriai:
– O soleil! tout change donc ici bas, et un jour viendra où Dieu retirera les regards de toi, et, toi aussi, tu changeras de forme; et alors, les nuages ne serviront plus de cortège à tes rayons, et l'aube ne viendra plus, couronnée de roses célestes et ceinte de flammes, annoncer à l'Orient que tu te lèves. Réjouis-toi cependant de ta carrière, qui sera peut-être triste un jour et pareille à celle de l'homme. Tu le vois: quant à lui, l'homme n'a point à se louer de la sienne; et, si parfois il rencontre sur son chemin les prés fleurissants d'avril, il doit plus souvent encore traverser les sables brûlants de l'été et les glaces mortelles de l'hiver.
Ainsi vont les choses, cher ami; hier au soir, j'étais auprès du foyer autour duquel s'étaient rassemblés quelques paysans des environs, qui, en se chauffant, s'amusaient à raconter leurs anciennes aventures. Tout à coup une jeune fille, les pieds nus et paraissant transie de froid, entre, et, s'adressant au jardinier, lui demande l'aumône pour la pauvre vieille. Tandis qu'elle se réchauffait, il préparait pour elle deux petits fagots de bois sec et deux pains bis. La paysanne les prit, nous salua et partit; je sortis derrière elle, et, sans intention, je suivis ses traces imprimées dans la neige.
Arrivée à un monceau de glaces qui barraient le chemin, elle s'arrêta, cherchant des yeux une place où elle pût passer. Je la joignis.
– Allez-vous bien loin, jeune fille?
– Non, monsieur, là, un demi-mille environ.
– Ces fagots sont trop lourds pour vous, laissez-m'en prendre au moins un.
– Ils ne me fatigueraient point si je pouvais les porter sur mes épaules; mais ces deux pains m'embarrassent.
– Alors, laissez-moi donc porter les pains.
Elle me les présenta en rougissant, et je les mis sous mon manteau. Après une petite heure de marche, nous entrâmes dans une chaumière au milieu de laquelle nous aperçûmes une vieille femme qui se chauffait à un vase de braise, sur lequel elle étendait les paumes de ses mains en appuyant ses pouces sur ses genoux.
– Bonjour, mère, lui dis-je en m'approchant d'elle.
– Bonjour, me répondit-elle.
– Comment vous portez-vous, mère?
Cette question et dix autres que je lui fis successivement restèrent sans réponse, tant elle était occupée à se réchauffer les mains; de temps en temps seulement, elle levait les yeux pour voir si nous étions partis. Nous déposâmes toutes nos petites provisions; et la vieille, sans plus nous regarder, fixa sur elles son œil immobile, et, à notre promesse de revenir le lendemain, elle ne nous répondit que par un second «Bonjour!» qu'elle laissa échapper comme malgré elle.
En regagnant la maison, la jeune paysanne me racontait que cette femme, qui