Le Bossu Volume 5. Féval Paul
dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de Montaubert.
Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire.
– Les pauvres innocents! murmura-t-il.
Puis il ajouta en s'adressant à la foule:
– Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles gratis et pro Deo… faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains.
Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux innocents:
– Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez faire une magnifique affaire.
On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le cri général.
Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou petites-filles, c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à quelques centaines de francs.
Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.
Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.
Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés:
– M. Law est en son hôtel!
– Le jeune roi est aux Tuileries!
– Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner!
– Manœuvre! manœuvre! manœuvre!
– Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus tisais pien qué z'édaient tes manèfres…
Il y eut des gens qui se pendirent.
Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux, Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.
En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa une bourse dans la main. Le bossu cria:
– Viens ça, la Baleine!
L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le bossu la lui jeta au nez.
Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger sur les mémoires secrets de l'abbé de Choisy. Ils y verront des manœuvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès.
Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces audacieuses escroqueries.
C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les pendus.
Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles, plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.
M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient trois sceaux, retenus par les lacets de soie. Quand le bossu aperçut cet objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait violemment à son visage pâle.
Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué, désormais sur Peyrolles et Gonzague.
– Que fait la princesse? demanda celui-ci.
La princesse n'a pu fermer l'œil de cette nuit, répondit le factotum; sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de Nevers!
– Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?.. Si jamais elle voyait cette belle fille, tout serait dit!
– Il y a ressemblance? demanda Peyrolles.
– Tu verras cela!.. deux gouttes d'eau!.. Te souviens-tu de Nevers?
– Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme!
– Sa fille est belle comme un ange… le même regard… le même sourire…
– Est-ce qu'elle sourit déjà?
– Elle est avec dona Cruz… elles se connaissent… Dona Cruz la console… Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!.. Si j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois… Mais ce sont des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le mal pour le mal?.. J'ai mon but, j'y marche… S'il y a des obstacles…
– Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant.
Gonzague passa le revers de sa main sur son front.
Peyrolles toucha l'enveloppe scellée.
– Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste?
– Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.
– Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre?
– J'en suis sûr.
– Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant l'enveloppe.
– Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins… nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable héritière de Nevers…
– La véritable?.. répéta involontairement Peyrolles.
– Celle qui doit être pour nous la véritable… et l'évidence sortira de là tout d'une pièce!
Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait.
– Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille, monseigneur?
– Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait en ce moment sur le dos de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela?
Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se rapprocher de Gonzague.
Celui-ci réfléchissait.
– J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place?
Le factotum eut son équivoque et bas sourire.
– Non… non… murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu… le plus ruiné de tous nos satellites?..
– Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.
– Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur.
– Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce garçon-là!.. mais il me gêne… cela me débarrasserait de lui!
III
– Caprice de bossu. —
Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect.
– Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague.
Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où des gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux cheveux.
– Fausse! disait-on, elle est fausse!
– Et c'est une infamie!.. falsifier