La dégringolade. Emile Gaboriau

La dégringolade - Emile Gaboriau


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aida le blessé à y monter, le docteur s'y installa près de lui, et le cocher fouetta son cheval.

      Rarement M. Legris avait été aussi intrigué, et il cherchait dans sa tête quelqu'une de ces questions insidieuses qui forcent la réponse.

      Raymond Delorge ne lui laissa pas le temps de la trouver.

      – Ainsi, docteur, commença-t-il, je vais être obligé de garder le lit?

      – Pendant quelques jours, oui.

      – En ce moment, ce peut être pour moi un irréparable malheur…

      – Oh!..

      – Et ce n'est pas tout. Je ne sais ce que je donnerais pour qu'on ne s'aperçût pas chez moi de mon accident. J'ai perdu mon père, docteur, je vis avec ma mère et ma sœur, dont la tendresse n'est déjà que trop facile à s'alarmer.

      – Ne dites rien alors. Cachez vos vêtements qui vous trahiraient et restez couché sous prétexte d'une indisposition…

      – C'est bien à quoi je pense; seulement il faudrait un médecin…

      – Qui fût votre complice, n'est-ce pas? Eh bien! j'irai vous voir, fit le docteur avec une précipitation qu'il regretta.

      Mais il était trop tard pour rien ajouter; la voiture s'arrêtait rue Blanche. Le blessé en descendit seul et quand il fut sur le trottoir:

      – Allons, dit-il, l'air m'a fait du bien, et je me sens de force à gravir l'escalier en me tenant à la rampe… Vous m'excuserez, docteur, de ne pas vous prier de monter, mais je suis certain que moi n'étant pas rentré, ma pauvre mère n'est pas encore endormie, et un autre pas que le mien l'inquiéterait… Et enfin, pour abuser de vous jusqu'au bout, je vais vous demander de payer le cocher, car on m'a pris jusqu'à mon dernier sou…

      – Bien! bien! ne vous tourmentez pas… Allons, rentrez, voici votre porte ouverte. Et pas d'imprudence!.. Je serai chez vous à midi.

      Resté seul, le docteur renvoya le fiacre, préférant rentrer à pied.

      – Drôle d'histoire! grommelait-il, singulier garçon!.. Qu'est-ce que cette lettre qu'il a avalée? Pourquoi ne veut-il pas porter plainte? Mais bast! j'aurai sans doute le mot de l'énigme demain.

      Il disait cela, seulement il ne pouvait empêcher sa cervelle de trotter.

      Et le lendemain, il dut presque se faire violence pour attendre onze heures avant de se présenter rue Blanche.

      Un vieux serviteur en qui tout trahissait l'ancien soldat vint ouvrir, et il avait été prévenu, car dès qu'il aperçut le docteur:

      – M. Raymond attend monsieur, déclara-t-il, et si monsieur veut me suivre…

      Le docteur trouva son malade beaucoup mieux qu'il ne l'espérait.

      Et quand il eut examiné la blessure et indiqué le régime à garder, il s'assit, espérant vaguement quelques éclaircissements en échange de ses soins.

      Il n'en recueillit aucun. Le blessé semblait avoir oublié son aventure. Il dit simplement que sa mère n'avait aucun soupçon, et se mit à causer de tout autre chose. Et il en fut de même pendant une semaine, où M. Legris vint tous les jours.

      Raymond le recevait affectueusement et comme s'il eût eu la volonté de conserver ces relations que le hasard avait nouées, mais il évitait avec une sorte d'affectation de parler de soi, de ses affaires, de sa famille.

      Après dix visites, le docteur n'avait entrevu ni madame ni mademoiselle Delorge.

      Aussi, quand, au café de Périclès, Peyrolas ou le père Rivet lui demandaient des nouvelles de son malade, et aussi quelques renseignements:

      – Il est autant dire guéri, répondait-il, et vous le verrez un de ces soirs… C'est un brave et loyal garçon, bien qu'un peu froid et d'une réserve excessive… Ancien élève de l'École polytechnique, il était ingénieur des ponts et chaussées quand il a donné sa démission pour s'occuper de chimie industrielle…

      C'était tout ce qu'il savait, et c'était, pensait-il, tout ce qu'il saurait jamais; quand un dimanche – c'était le 27 février 1870, le dimanche gras, – sur les cinq heures du soir, il se présenta rue Blanche.

      A sa vue, Raymond bondit sur son fauteuil, et d'une voix émue:

      – Ah! docteur, s'écria-t-il, je tremblais que vous ne vinssiez pas!

      Son impassibilité habituelle se démentait; l'éclat de ses yeux et un tremblement fébrile trahissaient ses angoisses.

      – Il vous arrive quelque chose? demanda M. Legris.

      Pour toute réponse, Raymond prit une lettre sur son bureau, et la tendant au docteur:

      – Voici ce que je reçois, dit-il; lisez.

      Cette lettre, non signée, était écrite à l'encre bleue sur d'horrible papier.

      Elle disait:

      «Cette nuit, une scène aura lieu, dont IL FAUT que M. Delorge soit témoin.

      «Qu'il se trouve à minuit au bal de la Reine-Blanche. Un homme s'approchera de lui et lui dira: «Je viens du jardin de l'Élysée.» Qu'il suive hardiment cet homme partout, je dis bien partout, où il le conduira.

      «Qu'il vienne, pour elle, sinon pour lui. Et qu'il ne craigne rien, celui qui lui écrit est son ami.»

      Ayant lu, le docteur n'eut pas l'ombre d'une hésitation.

      – Je pense, mon cher monsieur Delorge, prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première fois veulent prendre leur revanche.

      Raymond hochait la tête.

      – Peut-être avez-vous raison, fit-il, et cependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous.

      Sa détermination était si évidente, que le docteur n'eut même pas l'idée de la combattre.

      – Au moins, conseilla-t-il, faites-vous accompagner…

      On eût dit que Raymond attendait cet avis. Fixant M. Legris:

      – Par qui? demanda-t-il. Je suis malheureux, je vis seul. J'ai deux amis, deux frères, mais ils sont loin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moi un péril inconnu, et qui me jure, quoi qu'il arrive, un inviolable silence?

      Le docteur n'hésita pas.

      – Je serai cet homme, monsieur Delorge, dit-il d'une voix ferme.

      Et quelques heures plus tard, en effet, le docteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, se rendant au rendez-vous de la lettre anonyme.

      II

      Le soir, lorsqu'on arrive au haut de la rue Fontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l'autre côté du boulevard extérieur, au-dessus d'une porte immense, une guirlande de becs de gaz.

      C'est l'illumination du bal de la Reine-Blanche.

      A droite, se trouve un café-débit de vins divisé en quantité de salons de société par des cloisons de planches légères, découpées à la mécanique.

      A gauche, en contre-bas, est une échoppe de pâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter des friandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à la crème.

      Ce n'est pas l'élite des salons de Paris qui danse à la Reine-Blanche, bien qu'une «mise décente» y soit de rigueur.

      Les soirs de bal, c'est-à-dire le dimanche, le lundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs à casquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n'ont rien de rassurant.

      Or, il y avait «fête à la Reine», comme disent les habitués, le soir où Raymond Delorge et le docteur Legris s'y présentèrent.

      Deux immenses pancartes collées le long des montants de la porte annonçaient, en l'honneur du dimanche gras, un grand bal paré et masqué avec surprises et divertissements


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