La dégringolade. Emile Gaboriau

La dégringolade - Emile Gaboriau


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sa douleur était devenue calme. Elle pouvait réfléchir, envisager froidement sa situation présente, et mesurer la grandeur des devoirs que lui réservait l'avenir.

      Ainsi elle s'efforçait de voir clair en elle-même, quand, à un mouvement qu'elle fit, la femme de chambre se leva et s'approcha.

      – Madame est éveillée?.. demandait cette fille; madame se sent-elle mieux?..

      – Oui, bien mieux… Quelle heure est-il?

      – Dix heures bientôt.

      – Où sont mes enfants?

      – Mlle Pauline est couchée. M. Raymond est avec M. Ducoudray dans le bureau de…

      Elle hésita, et c'est en balbutiant qu'elle acheva:

      – …Dans le bureau de défunt monsieur.

      Elle avait tort d'hésiter. La douleur de Mme Delorge n'était pas de celles qui, mesquines et idiotes, dépendent d'un mot, que telle expression calme et que telle autre avive.

      – Puisqu'il en est ainsi, dit-elle, donnez-moi ce qu'il me faut pour m'habiller.

      – Quoi! madame veut se lever, malade comme elle l'est?..

      – Je ne suis pas malade… Faites ce que je vous dis. Il faut que je remercie M. Ducoudray, et lui-même doit souhaiter me parler.

      Elle ne se trompait pas, et c'était avec la plus vive impatience qu'en ce moment même le digne bourgeois attendait son réveil.

      Il avait appris enfin les événements de la matinée, les mesures du coup d'État, et se demandait, non sans anxiété, quel avait pu être le résultat des recherches de Mme Delorge.

      Cela le préoccupait si fort, qu'au lieu de courir à Paris, pour s'informer, pour voir, comme ç'avait été sa première inspiration, il était revenu, aussitôt l'enterrement, à la villa de la rue Sainte-Claire.

      Cependant, la soirée s'avançait et il songeait à se retirer, lorsque Mme Delorge parut…

      Il se dressa, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres à la vue de la malheureuse femme.

      Ses cheveux n'avaient pas blanchi en une nuit, comme il arrive fréquemment dans les romans, mais en vingt heures, elle avait vieilli de vingt années.

      Élisabeth Delorge, la belle, l'adorée, l'heureuse épouse, n'était plus.

      Celle qu'il voyait, pâle et glacée sous ses vêtements de deuil, le regard éteint et le visage immobile, c'était Mme veuve Delorge.

      Cependant il ne tarda pas à se remettre de son étonnement, et clairement et brièvement, elle lui dit les événements de la matinée.

      Il en était indigné, exaspéré, furieux…

      Car il était libéral, ainsi qu'il s'en faisait gloire, passionnément libéral. Il avait toujours fait une opposition farouche au tyran Louis-Philippe, et avait même contribué, sans s'en douter, à le renverser, ce dont, matin et soir, dans le silence de son logis, il demandait pardon au bon Dieu.

      Quant au reste, sans être aussi affirmatif que Mme Delorge, il partageait ses soupçons.

      Que le général eût eu connaissance du complot, cela ne lui semblait pas douteux. On avait dû lui faire des ouvertures à brûle-pourpoint; sa loyauté s'en était indignée, il avait peut-être menacé de parler, et le négociateur n'avait pas hésité à le tuer, pour assurer le secret de la conspiration.

      Mais ce meurtrier était-il vraiment M. de Combelaine?.. C'est ce dont M. Ducoudray n'était pas absolument persuadé, disant qu'un sourire sur les lèvres d'un homme ne prouve pas qu'il a commis un crime…

      – Il l'a commis, j'en suis sûre! interrompit violemment Mme Delorge. Cet homme a été notre mauvais génie. Tous nos malheurs datent du jour où il est arrivé à Oran avec M. de Maumussy et M. Coutanceau. Déjà ils préparaient le coup d'État qui éclate aujourd'hui. Maintenant, je sais ce qu'ils avaient pu dire à mon mari, le jour où il les chassa de chez lui… Depuis, je n'ai pas revu M. de Maumussy, mais M. de Combelaine est venu ici deux fois… Allez, il est de ces pressentiments qui ne trompent pas: l'assassin, c'est lui!..

      Malheureusement, les circonstances étaient étrangement contraires.

      – Car, bien évidemment, disait M. Ducoudray, la mort de mon pauvre ami va passer inaperçue… Et quand le calme sera rétabli, quelle que soit d'ailleurs l'issue de la lutte, on l'aura oublié. C'est triste à dire, mais c'est ainsi. Obtiendrons-nous seulement une enquête? Et si nous l'obtenons, comment faire éclater la vérité? Où trouver des preuves, des témoins?..

      Il fut interrompu par l'entrée brusque de Krauss, lequel arrivait, un papier à la main, criant:

      – Ah! monsieur, si vous saviez!..

      Mais il demeura béant en apercevant Mme Delorge, qu'il croyait encore couchée, et durant dix secondes il parut se demander s'il devait se taire ou parler.

      Enfin, s'arrêtant à ce dernier parti:

      – Je crains bien, reprit-il, que Marie, la cuisinière, n'ait fait une grosse sottise. Ce tantôt, pendant… l'enterrement, un homme s'est présenté, un homme qui voulait absolument parler à madame, pour une affaire très importante, à ce qu'il assurait, et qui concernait mon pauvre défunt maître… Madame dormait à ce moment, la cuisinière était seule à la maison, elle répondit qu'il n'y avait personne… L'homme parut désolé, et dit qu'il repasserait… Puis, se ravisant, il demanda du papier et un crayon et écrivit ceci…

      Le papier que lui présentait Krauss, Mme Delorge le prit, le lut d'un coup d'œil, et le passa à M. Ducoudray, en disant:

      – Vous demandiez des témoins, monsieur, que pensez-vous de celui-ci?..

      Sur ce papier il y avait écrit, d'une mauvaise écriture:

      «Laurent Cornevin, employé aux écuries de l'Élysée, à son domicile à Montmartre, rue Mercadet.»

      Le digne M. Ducoudray avait bondi sur son fauteuil.

      – C'est lui, s'écria-t-il, c'est certainement ce garçon d'écurie qui éclairait, m'a-t-on dit, le général et son adversaire. Cet homme sait la vérité, lui!.. Quel malheur que je n'aie pas été là quand il est venu!.. Pourquoi ne m'a-t-on pas remis cette adresse aussitôt mon retour?..

      Le brave Krauss était désolé.

      – Hélas! fit-il, elle n'y attachait aucune importance, la pauvre fille, et c'est bien par hasard qu'elle m'en a parlé. Elle comptait le remettre demain à madame.

      Déjà le bonhomme Ducoudray avait pris une grande résolution.

      – C'est un malheur aisément réparable, s'écria-t-il. Demain, avant huit heures, je serai rue Mercadet, et je verrai ce Cornevin. Il y aura peut-être quelque chose demain, mais je suis bourgeois de Paris, et une révolution ne me fait pas peur!..

      A ce grand empressement du digne M. Ducoudray, il était certains mobiles dont il se gardait de souffler mot, mais qui diminuaient quelque peu son mérite.

      Il avait fort réfléchi, depuis la veille.

      Considérant la situation de Mme Delorge et la sienne, il s'était demandé pourquoi un bel et bon mariage ne réunirait pas, dans un avenir plus ou moins rapproché, selon les circonstances, leur double veuvage?

      Pour sa part, il ne discernait aucun obstacle sérieux à ce projet flatteur.

      Elle n'avait pas quarante ans, il est vrai, et il atteignait, lui, la soixantaine; mais si elle était belle encore, il était, lui, toujours vert, et une différence de vingt années entre la femme et le mari n'est pas rare dans les meilleurs ménages.

      Le désespoir où il voyait Mme Delorge ne le décourageait aucunement.

      Est-ce qu'il n'avait pas été désespéré, lui aussi, lors de la mort de sa pauvre défunte! Il s'était consolé. Elle se consolerait de même.

      Est-il une douleur ici-bas qui résiste au lent travail du temps, à l'action dissolvante


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