La dégringolade. Emile Gaboriau

La dégringolade - Emile Gaboriau


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et l'honnêteté.

      Elle était pauvrement vêtue, mais très proprement, et tenait sur les bras un enfant de huit ou dix mois, joufflu et bien portant.

      – Veuillez prendre la peine d'entrer, monsieur, dit-elle au digne bourgeois.

      Il entra dans une petite pièce resplendissante de propreté, et alors seulement il s'aperçut que Mme Cornevin avait les yeux rouges de pleurs mal essuyés.

      – Madame, commença-t-il, j'aurais à parler à votre mari pour une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre aucun retard… Pouvez-vous me dire où je le rencontrerais?..

      – Hélas! monsieur, je n'en sais rien moi-même.

      M. Ducoudray tressaillit.

      – Vous dites?.. fit-il.

      – Je dis, monsieur, que je ne sais ce qu'il est devenu, répéta la pauvre femme.

      Et incapable de maîtriser son chagrin:

      – Il n'est pas rentré cette nuit, poursuivit-elle en fondant en larmes, et quoiqu'il ne fût pas de service, je n'étais pas très inquiète, pensant qu'il avait sans doute pris le tour d'un camarade. Cependant, dès qu'il a fait jour, j'ai couru à l'Élysée pour avoir de ses nouvelles. Ah! monsieur, ses camarades m'ont répondu qu'ils ne l'ont pas vu depuis trois jours!.. Un homme qui aime tant sa maison et ses enfants, si économe, si honnête, si bon!.. C'est la première fois qu'il se dérange depuis notre mariage!.. Mais non! ce n'est pas possible, il faut qu'il lui soit arrivé quelque malheur…

      Le digne rentier était devenu plus blanc que sa chemise.

      Entre la mort du général Delorge et la singulière disparition de Cornevin, seul témoin de cette mort mystérieuse, il découvrait un rapport frappant et peu fait pour rassurer.

      Cependant, il s'efforça de dissimuler sa terrible émotion, et d'une voix qui n'était pas trop altérée:

      – Voyons, voyons, ma chère dame, dit-il, ne vous désolez pas ainsi, que diable! Vous allez voir reparaître votre mari. Il se sera attardé avec quelque camarade.

      – Impossible! monsieur. Tous ses camarades sont consignés depuis quarante-huit heures à l'Élysée…

      – Alors, comment se fait-il qu'il se soit absenté?

      – C'est justement ce que les autres se demandent…

      M. Ducoudray se le demandait aussi, et il sentait en même temps un frisson courir le long de son échine. Un crime avait été commis… n'en avait-on pas commis un second pour cacher le premier?

      – Quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois, madame? interrogea-t-il.

      – Hier matin. Nous avons déjeuné ensemble, et après, il s'est habillé en me disant qu'il avait une commission à faire du côté de Passy.

      – Et il ne vous a pas dit quelle sorte de commission?

      – Non. Je sais seulement qu'il voulait voir la femme d'un général, et que c'était pour quelque chose de très grave.

      Elle fut interrompue par l'entrée de deux petits garçons, l'un de huit ans, l'autre de dix, qui arrivaient en chantant et en se bousculant, mais qui se découvrirent poliment dès qu'ils aperçurent un étranger.

      C'étaient les deux aînés de Mme Cornevin. Elle parut fort surprise de les voir, et d'un air sévère:

      – Que venez-vous faire ici à cette heure? demanda-t-elle. Comment êtes-vous sortis de l'école?..

      – Le maître nous a renvoyés.

      – Renvoyés! pourquoi?

      – Ah! voilà! Il nous a dit comme cela: Allez-vous-en tous, et rentrez bien vite chez vous, parce qu'il va y avoir une révolution.

      Mme Cornevin pâlit. Bien qu'elle fût allée à l'Élysée le matin, elle ne savait rien, on ne lui avait rien dit.

      – Une révolution!.. murmura-t-elle. On va se battre et je ne sais pas où est Laurent!..

      – S'occupait-il donc de politique? interrogea M. Ducoudray.

      – Lui? monsieur! Ah! jamais de la vie! Il ne songeait, le cher homme, qu'à travailler pour les enfants et pour moi!..

      De sa vie, le digne bourgeois ne s'était senti plus mal à l'aise. Mille appréhensions vagues et sinistres l'assaillaient. Ce logis lui semblait affreusement dangereux, le plancher lui brûlait les pieds.

      – Je ne veux pas vous importuner davantage, dit-il à la pauvre femme, je repasserai demain, et croyez-moi, M. Cornevin sera rentré…

      Mais comme de raison, elle lui demanda son nom, pour le répéter à son mari.

      Il frémit à cette demande. Donner son nom!.. Ne serait-ce pas une imprudence énorme?

      Il rentra donc son portefeuille d'où il s'apprêtait à tirer sa carte, et saisissant le premier nom qui se présenta à sa mémoire:

      – Dites à votre mari, madame, répondit-il, que c'est M. Krauss qui est venu le visiter.

      Ce n'était pas précisément héroïque, ce que faisait là le digne bourgeois, mais la tête n'y était plus.

      Cette idée que peut-être Cornevin avait été supprimé parce qu'il possédait un secret dont lui, Ducoudray, se trouvait dépositaire, cette idée lui donnait la chair de poule.

      Et tout en descendant l'escalier, il récapitulait tous les moyens connus de se débarrasser d'un homme, depuis le coup d'épée d'un spadassin bien payé jusqu'au poison subtilement glissé dans le potage par une cuisinière séduite à prix d'or.

      – Brrr!.. faisait-il, brrr!..

      Songeant qu'à la suite des grands meneurs du coup d'État, Morny, Maupas, Saint-Arnaud, Magnan, il avait entendu nommer le vicomte de Maumussy, le comte de Combelaine, et M. Coutanceau même, qui passait pour avoir mis sa fortune au service du prince-président.

      Cependant, une fois hors de la maison, il respira plus librement, et le grand air, la marche et le mouvement de la rue produisant leur effet, il ne tarda pas à se reprocher d'avoir peut-être cédé à des craintes exagérées.

      D'un autre côté, le succès du coup d'État ne lui semblait rien moins qu'assuré.

      Plus il se rapprochait du centre de Paris, plus la fermentation s'accentuait. Les quartiers de la rue des Martyrs et du faubourg Montmartre, si calmes lorsqu'il les avait traversés, commençaient à s'agiter.

      L'indignation succédait à la dédaigneuse indifférence du premier moment, et tout semblait annoncer une lutte prochaine.

      On s'assemblait et on battait des mains devant les affiches des divers comités de résistance, affiches ardemment pourchassées par la police cependant, et qui toutes résumaient la même idée en des termes presque identiques:

      «La constitution est violée… Louis-Napoléon s'est mis lui-même hors la loi… Aux armes!..»

      Parfois, un homme passait, un fusil sur l'épaule, qui criait:

      – Venez, citoyens, venez!.. On se bat rue de Rambuteau.

      Au bruit de ces paroles, M. Ducoudray s'animait peu à peu, comme un vieux cheval au son de ses grelots.

      – Décidément, ça marche, pensait-il, ça marche!..

      Mais c'était bien autre chose vraiment sur le boulevard.

      La foule, de moment en moment, y devenait plus compacte et plus animée. A tous les coins de rue, et jusque sur le milieu de la chaussée, des groupes se formaient. Sur les chaises des cafés, des orateurs improvisés montaient, qui lisaient le décret de déchéance prononcé par l'assemblée du Xe arrondissement, ou l'arrêt de mise en accusation de Louis-Napoléon Bonaparte par la haute cour de justice…

      Des escouades de sergents de ville, l'épée à la main, circulaient à travers cette cohue, appuyés par des hommes de mauvaise mine, en bourgeois et armés de casse-tête et de bâtons…

      Les


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