La dégringolade. Emile Gaboriau

La dégringolade - Emile Gaboriau


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foule était immense sur tous les points ordinaires des rassemblements, et visiblement irritée de plus en plus.

      Des hommes armés circulaient dans les groupes.

      Des orateurs, hissés sur les épaules du premier venu, lisaient d'une voix véhémente les appels aux armes imprimés dans la nuit, et la foule applaudissait.

      Ailleurs, des groupes compacts se formaient devant des affiches qu'on venait d'apposer. M. Ducoudray s'approcha:

      C'était une proclamation du préfet de police, plus significative encore que celle du ministre de la guerre, placardée la veille.

      Il y était dit:

      «Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes, seront, sans sommations, dispersés par la force.

      «Que les citoyens paisibles restent à leur logis.

      «Il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées.

      «Paris, 4 décembre 1851.

«Le préfet de police,«DE MAUPAS.»

      – Diable!.. murmura M. Ducoudray sinistrement impressionné, diable!..

      Positivement, l'idée lui venait de suivre les conseils de cet excellent préfet, et de regagner son logis, en citoyen paisible qu'il était. Les ricanements qu'il entendait autour de lui le firent changer d'avis.

      – Évidemment, disait un jeune homme, c'est un expédient de conspirateurs aux abois. On dit ces choses-là, mais on ne les fait pas…

      «Il a raison,» pensa M. Ducoudray.

      Et il se remit en route, hâtant le pas, cependant, autant que le lui permettait la cohue, lorsque sur le boulevard, au coin de la rue des Capucines, il fut arrêté net par un rassemblement.

      Un grand vieillard, qu'on disait être un des représentants du peuple restés libres, expliquait, avec la dernière précision, la situation de la résistance.

      Celui-là devait être bien informé. M. Ducoudray se hissa sur la pointe des pieds, allongeant le cou et tendant les oreilles.

      – Toutes les troupes ayant été retirées, disait le vieillard, rien ne s'est opposé à la construction des barricades, et nous en avons maintenant un grand nombre. La rue du Petit-Carreau en est toute coupée. Il y en a rue des Jeûneurs et rue Tiquetonne, et dans presque toutes les petites rues qui débouchent de ce côté sur la rue Montmartre. Partout, rue du Temple, rue Saint-Merry, rue Saint-Denis, à la pointe Saint-Eustache et autour de l'Hôtel de Ville, des retranchements ont été improvisés…

      Mais il s'arrêta court, et soudainement il disparut dans un remous de la foule, et de grandes huées s'élevèrent.

      – Ah çà! qu'arrive-t-il?.. interrogea M. Ducoudray.

      Un grand garçon, dont les yeux étincelaient, se chargea de l'édifier.

      – Vous êtes encore naïf, vous, le vieux, lui-dit-il. Ne comprenez-vous donc pas que si l'attitude de Paris se prolonge quarante-huit heures encore, le coup d'État avorte piteusement au milieu des huées? Le bruit des sifflets lui est plus malsain que celui des coups de fusil. Seulement, comme pour combattre il faut des adversaires, il en cherche, il en réclame à tous les faubourgs… On me dirait qu'il en paye que je n'en serais pas surpris… J'étais aux barricades, ce matin, et j'ai vu remuer les pavés par des particuliers qui avaient de drôles de figures…

      – Parbleu! dit un autre, derrière toutes ces barricades élevées comme par enchantement, il n'y a pas mille combattants sérieux.

      – Et il y a plus de soixante mille soldats sur pied.

      – Et bien disposés, car leur ordinaire a été soigné, je vous le garantis, et le vin ne leur a pas été épargné.

      – Donc, pas d'imprudence!.. Ne donner aucun prétexte à un coup de force, voilà le mot d'ordre…

      Ce semblait être celui des innombrables curieux qui encombraient le boulevard et qui, de la Madeleine à la Bastille, se pressaient sur les trottoirs comme un jour de mardi gras, lorsqu'on attend le passage de cette fantastique voiture de masques qui ne passe jamais.

      Si la colère faisait place au mépris, c'était lorsqu'on voyait approcher quelque peloton de fantassins ou passer un officier d'ordonnance.

      Alors on criait:

      – A bas les traîtres!.. A bas les prétoriens!.. Pas de dictateur!..

      L'excellent M. Ducoudray jubilait.

      – Eh! eh!.. disait-il à ses voisins, ces messieurs du coup d'État doivent être dans leurs petits souliers.

      Tout à fait rassuré désormais, le digne rentier arrivait à la rue de Richelieu, quand soudainement il vit se former un gros rassemblement d'où s'élevaient des clameurs menaçantes.

      Il approcha.

      Un officier d'ordonnance de la garde nationale, qui arrivait au galop du bas de la rue de Richelieu, avait voulu tourner bride en face du café Cardinal, et s'y était si mal pris qu'il était tombé avec son cheval.

      La foule l'avait entouré, et menaçait presque de lui faire un mauvais parti, lorsque plusieurs jeunes gens accoururent, qui le dégagèrent et le firent entrer dans la cour de la maison Frascati.

      – Cela se gâterait-il donc? pensa M. Ducoudray. Ce serait vraiment dommage.

      Heureusement il n'était plus qu'à deux pas de la maison où il comptait trouver une fenêtre.

      Il traversa lestement la chaussée, et l'instant d'après il sonnait à la porte de son ami.

      C'était un ancien marchand de draps, rentier comme lui, et qui l'accueillit d'autant mieux qu'il était fort inquiet de la tournure des événements.

      L'optimisme de M. Ducoudray lui parut on ne peut plus déplacé.

      – Je crois, comme vous, lui disait-il, que les gens du coup d'État reculeraient s'ils le pouvaient… Mais ils ne le peuvent pas. Leurs vaisseaux sont brûlés. C'est un coup de Bourse encore plus qu'un coup d'État qu'ils tentent. Depuis le président jusqu'à M. de Combelaine et au vicomte de Maumussy, tous sont plus ou moins ruinés et endettés… Que voulez-vous qu'ils deviennent s'ils reculent?..

      Une détonation, si violente que les vitres en vibrèrent, l'interrompit.

      M. Ducoudray devint tout pâle.

      – Mon Dieu! balbutia-t-il, on dirait presque un coup de canon…

      – C'est bien un coup de canon, déclara l'ancien marchand de draps, et je l'attendais, par la raison que tout près d'ici, sur le boulevard, presque en face du Gymnase, on a construit une barricade très forte.

      Mais une seconde détonation retentissait. Ils se précipitèrent à la fenêtre…

      Chose étrange!.. la foule ne semblait pas plus émue de ces coups de canon qu'elle ne l'eût été de l'artillerie des petites guerres du cirque Franconi. Pas un curieux ne paraissait songer à quitter la place… Les femmes et les enfants circulaient comme en un jour de grande revue.

      Et cependant, sur la chaussée, commençaient à passer des civières portées par des infirmiers, précédées de soldats tenant à la main un bâton surmonté de cet écriteau: Service des hôpitaux militaires.

      Il était alors deux heures, et on entendait, dans la direction de la Madeleine, des roulements de tambour.

      – La troupe! voilà la troupe! annonçaient des gens sur le boulevard.

      Personne ne s'en alarmait. Loin de se disperser, les promeneurs se tassaient sur le bord du trottoir, faisant la haie, comme d'habitude sur le passage des promenades militaires…

      Cette sécurité dura peu.

      Une grande rumeur monta de la foule, et les deux amis distinguèrent une sorte de mêlée à la hauteur de la rue Drouot.

      C'est que la troupe balayait la


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