La dégringolade. Emile Gaboriau
éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l'œil de cet homme, et, reprenant sa posture embarrassée:
– Donc, fit-il, j'étais à genoux près du général, quand deux hommes arrivèrent en courant et tout effarés…
«C'étaient M. de Maumussy, que je connais, et un autre, qui a un nom en i, lui aussi, un nom italien…
– Farussi… souffla le juge.
– Oui, c'est cela même, continua Grollet, Fabio Farussi, je me le rappelle maintenant…
«Pour lors, dès que je leur eus appris que le général était mort, ils parurent désespérés. L'Italien, surtout, était comme fou.
« – Quelle catastrophe! disait-il. Quel épouvantable malheur!
«Puis ils se mirent à causer entre eux, disant:
« – Et cependant, c'est sa faute… C'est lui qui l'a voulu!
«Et, en effet, je me disais à part:
« – Il faut qu'un homme soit enragé, pour en forcer un autre à tirer l'épée en pleine nuit, comme si les jours n'étaient pas assez longs…
Il fut interrompu par Raymond, qui, se dressant pâle d'indignation, dit à M. d'Avranchel:
– Monsieur… vous avez promis à ce témoin de le défendre… ne sauriez-vous nous protéger, ma mère et moi?..
A cette leçon donnée par un enfant, une fugitive rougeur glissa sur les pommettes du juge d'instruction.
– Dispensez-nous de vos appréciations, dit-il durement à Grollet.
Le témoin s'inclina en souriant niaisement.
– Je croyais qu'il fallait tout dire, objecta-t-il.
Et il reprit:
– Pour lors, ces deux messieurs voulurent s'assurer que je ne m'étais pas trompé, et quand ils eurent bien reconnu que le général avait cessé de vivre:
« – Il faut absolument, disaient-ils, cacher ce malheureux événement à tout le monde, au prince-président surtout. Comment faire?
«Alors, moi, je me hasardai à parler à ces messieurs d'une sellerie abandonnée, dont j'avais la clef.
« – On pourrait toujours y déposer le général, dis-je à M. de Maumussy.
« – Oui, vous avez raison, Grollet, me répondit-il… faisons vite.
«Et là-dessus, à nous trois, nous portâmes le corps, sans être vus de personne, car, pour plus de sûreté, j'avais éteint la lanterne…
«Pendant une heure environ – peut-être moins, car le temps me durait terriblement – je restai seul près du général, M. de Maumussy et M. Fabio Farussi étant rentrés dans le palais pour envoyer à la recherche d'un médecin. Ils voulaient aussi se procurer la clef d'une des portes dérobées de l'Élysée. Ce qui les tourmentait surtout, c'était l'idée du prince-président.
« – Jamais il ne pardonnerait cela, répétaient-ils, s'il venait à le savoir…
«Enfin, sur les trois heures, le médecin parut. Dès qu'il eut soulevé le manteau qu'on avait jeté sur le corps du général:
« – Ma présence est inutile! dit-il. La mort a dû être instantanée…
«Alors, tous ces messieurs tinrent encore conseil, et il fut décidé qu'il fallait absolument reporter le général chez lui avant le jour.
«Seulement, c'était à qui n'irait pas, et ce n'est qu'après bien des si et des mais, qu'un de ces messieurs, qui était en bourgeois, et le médecin, acceptèrent cette mission.
«Aussitôt, je partis à la recherche, d'un fiacre. Lorsque j'en eus trouvé un, je le fis arrêter devant la porte dérobée et le corps y fut porté.
«Alors, M. de Maumussy me prenant à part:
« – Grollet, me dit-il, si jamais il sort de votre bouche un mot de ce qui vient de se passer, rappelez-vous que votre place, qui est bonne, est perdue.
«Naturellement, je jurai de me taire… sauf devant la justice.
«Et voilà, vrai comme le jour qui nous éclaire, tout ce que je sais…
– C'est bien! prononça le juge, vous pouvez maintenant vous retirer.
Et dès que Grollet fut sorti:
– Eh bien! madame, dit-il à Mme Delorge, reconnaissez-vous enfin l'injustice de vos préventions!..
La malheureuse femme se leva:
– Vous avez suivi les inspirations de votre conscience, monsieur, prononça-t-elle, je n'ai pas de reproches à vous adresser… L'avenir dira lequel de nous deux se trompe… Adieu!..
Et prenant la main de son fils:
– Viens, mon pauvre Raymond, dit-elle, nous n'avons plus rien à faire au Palais de Justice.
Et elle sortit, laissant M. Barban d'Avranchel singulièrement choqué, et, pour la première fois, troublé en son inaltérable certitude. Oui, un doute lui vint.
– Cette femme aurait-elle raison, pensa-t-il, et la justice aurait-elle tort?.. En ce cas, je serais le jouet d'habiles gredins et dupe d'une comédie savamment combinée… En ce cas… mais non, ce n'est pas possible. Cette femme est folle, et M. de Combelaine est innocent!..
XII
– Voilà ce que j'avais prévu, ce que je redoutais… Oui, je reconnais bien là mon Barban d'Avranchel.
Ainsi s'exprima Me Sosthènes Roberjot, lorsque Mme Delorge lui eut rapidement raconté les incidents de la longue séance dans le cabinet du juge d'instruction.
Car c'est chez Me Roberjot que la pauvre femme s'était hâtée de courir en sortant du Palais de Justice, toute vibrante encore de douleur et d'indignation.
Elle ne voyait que lui au monde capable de la conseiller.
– Et cependant, ajouta-t-il après un moment d'hésitation, on ne saurait soupçonner d'Avranchel de connivence…
– Ah! vous ne diriez pas cela, monsieur, si vous aviez vu comme moi Grollet prêt à tomber à genoux, prêt à demander grâce et à tout avouer…
Mais l'avocat hocha la tête.
– Ni vous ni moi ne sommes bons juges, madame, prononça-t-il, car nous sommes partie intéressée, et notre opinion est d'avance arrêtée et inébranlable. Mais prenez un arbitre impartial, exposez-lui les circonstances de la mort du général Delorge telles qu'elles ont été exposées à M. Barban d'Avranchel, produisez-lui tous ces témoins qui ont été entendus et dont les dépositions concordent si merveilleusement, et de même que M. d'Avranchel, cet arbitre vous dira: «Madame, toutes les probabilités sont en faveur de M. de Combelaine.»
Il s'accouda sur son bureau, et tout un monde de réflexions passa dans ses yeux, pendant qu'il murmurait:
– Ah! il n'y a pas à le nier, l'évidence est là, ces gens-là sont forts… très forts, et ils peuvent nous mener loin!..
Rien ne pouvait déplaire à Mme Delorge autant que cet hommage rendu à l'habileté de ses ennemis.
– De telle sorte, monsieur, fit-elle, d'un ton d'amère ironie, qu'il n'y a plus qu'à s'incliner devant ces gens si forts?..
Une surprise profonde se peignit sur la figure du jeune avocat.
– Est-ce pour moi que vous parlez, madame? interrogea-t-il.
Elle ne répondit pas, et son silence était trop significatif pour laisser l'ombre d'un doute à Me Roberjot.
– Ainsi, prononça-t-il d'un ton de reproche, vous m'estimez tout juste à la valeur du docteur Buiron. Pourquoi? Je suis de ceux qui subissent un fait accompli, il le faut bien, mais qui ne l'acceptent jamais. Et la preuve, c'est que le régime nouveau, ce régime fondé sur l'attentat du 2 décembre,