La dégringolade. Emile Gaboriau

La dégringolade - Emile Gaboriau


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crapauds et toutes les vipères d'une candidature!.. Tu vas essayer d'être nommé représentant.

      – Oui.

      – De l'opposition, naturellement?

      – Tu l'as dit.

      – Eh bien! c'est une faute.

      – Et pourquoi, s'il te plaît!

      – Parce que… tu sais le mot de Thiers? L'Empire est fait.

      L'avocat haussa les épaules.

      – Eh bien! nous le déferons, dit-il.

      M. Verdale ôta son chapeau.

      – Tous mes compliments! dit-il. Cette confiance me charme.

      Puis d'un ton de feinte humilité:

      – Cependant, reprit-il, tu le laisseras bien durer assez pour que j'aie le temps de faire fortune! Voyons, mon vieux Roberjot, fais cela pour un camarade, quand ce ne serait que pour me fournir le moyen de te rendre ce que je te dois…

      – Tu penses donc que l'Empire t'enrichira?

      – J'ai cette candeur! dirait Arnal. Or, comme nous sommes à Paris cinquante mille gaillards qui nous berçons de cet espoir, l'Empire du-re-ra.

      – Diable!

      – Tous ne réussiront pas, c'est évident, mais moi, je réussirai. L'empereur… je veux dire le prince-président, a des projets grandioses, moi j'ai des montagnes de plans et devis, nous nous entendrons. Qu'il dise un mot et mes cartons s'ouvrent. Il veut un Paris de marbre… je lui bâtirai une ville de palais. Il faudra des millions pour cela. Tant mieux. Il en tombera bien un dans ma poche…

      Il ne manquait pas d'un certain flair, M. Verdale. Me Roberjot le savait bien.

      – Ainsi, lui dit-il, tu es allé faire ta cour au président…

      – Oh! pas encore; je n'en suis qu'à ses amis. Mais j'avance, j'avance, j'ai des protecteurs à qui rien ne sera refusé. Le président peut avoir tous les vices que tu voudras; il a, en plus, de la mémoire. Il suffit qu'on lui ait dit: «Dieu vous bénisse!» quand il éternuait en exil, pour qu'il vous juge des droits à sa reconnaissance…

      – Mais ses amis auront-ils aussi bonne mémoire que lui, et ne te renieront-ils pas?..

      – Jamais! Je sais où est le cadavre, s'écria vivement l'architecte.

      Et tout aussitôt, visiblement embarrassé et contrarié de s'être laissé emporter:

      – Quand je dis que je sais où est le cadavre, je veux dire que j'ai reçu assez de petites confidences pour qu'on ne m'oublie pas. T'en faut-il une preuve? C'est à moi que la baronne d'Eljonsen confie la construction de l'hôtel qu'elle veut avoir aux Champs-Élysées, et dont j'ai là le plan…

      – Comment! la baronne d'Eljonsen fait bâtir!.. Il me semblait t'avoir entendu dire qu'elle en était aux expédients…

      – Oui, quand elle habitait Rome. Mais les temps sont changés. Si bien changés, que M. de Maumussy vient de me charger de lui acheter tous les terrains que je trouverai entre la Seine et les Champs-Élysées… Si bien changés, que M. de Combelaine m'a demandé le plan d'une maison de campagne… Si terriblement changés, que M. Coutanceau m'a donné sa parole de me nommer l'architecte en chef d'une société qu'il fonde, au capital de je ne sais combien de millions. Non seulement ces gens-là savent vaincre, mais ils savent profiter de la victoire!..

      L'avocat branla la tête, et non sans une nuance d'impertinente ironie:

      – Et tu en profiteras, toi, en devenant millionnaire.

      – Positivement, répondit l'architecte, et sans remords; seulement…

      Son front se plissa, et gravement, cette fois:

      – Seulement, poursuivit-il, si l'avenir est à moi, le présent est à mes créanciers. Je suis dans la situation d'un homme qui aurait à toucher à Marseille un héritage immense, et qui crèverait de faim à Paris, faute de pouvoir se procurer le prix du chemin de fer de Paris à Marseille.

      La visite de M. Verdale s'expliquait.

      – Et alors? interrogea l'avocat, comme s'il n'eût point compris ce préambule si clair.

      – Alors, mon vieux copain, il n'y a que toi qui puisses me donner de quoi payer ma place dans le train express qui conduit de zéro à million… Je viens frapper à ta caisse. Toc, toc, j'ai besoin de huit mille francs.

      Me Roberjot tressauta sur son fauteuil.

      – Huit mille francs! s'écria-t-il, peste! comme tu y vas! Me crois-tu donc un banquier pour me supposer une pareille somme dans mon tiroir? Huit mille francs!.. mais c'est la moitié de mon revenu, mon pauvre camarade, et non seulement je n'ai pas cette somme, mais je ne saurais où la prendre.

      L'architecte rougit imperceptiblement.

      – Et cependant il me les faut, insista-t-il, absolument et sous quarante-huit heures…

      – Ah ça! que veux-tu faire de tant d'argent?

      – L'employer à faire figure… à paroistre, comme dit Montaigne.

      – Je te croyais au-dessus d'une pareille faiblesse.

      – Je l'étais, et c'est ce qui m'a perdu.

      – Oh!..

      – C'est ainsi. Fils d'une famille riche, tu n'as pas eu à apprendre, toi, que les imbéciles refusent de reconnaître le talent qui n'a pas un certain cadre. Tu as du talent et tu as réussi; mais sache que ton bel appartement, que tes meubles, tes tapis, tes tableaux et tes livres sont pour quelque chose dans ton succès. Quand on sonne chez toi, c'est un domestique qui vous ouvre, et le client qui venait te demander une consultation avec l'idée de te la payer vingt-cinq francs se dit en lui-même: «Ce sera cinquante francs puisqu'il a un valet de chambre.» Introduit dans ta salle d'attente meublée de vieux chêne, ce même client se dit encore: «Diable!.. c'est cossu, ici, et je vois bien qu'il va falloir dégainer mes trois louis.» Entrant dans ton cabinet de travail, il est ébloui… et en sortant il te laisse le billet de cent francs…

      L'avocat riait.

      – Eh bien! moi aussi, continua l'architecte, je veux paraître… Il le faut. Je loge en garni, au quatrième étage d'un méchant hôtel… Qui viendra m'y chercher? Personne. Il faut paraître, mon vieil ami. Le règne qui commence s'appellera le règne de la poudre aux yeux… Jetons de la poudre!..

      Discuter, c'est avouer implicitement qu'on ne s'est pas arrêté à un parti définitif, et qu'on peut encore changer d'avis.

      Me Roberjot, qui était avocat, ne l'ignorait pas.

      Si donc il laissait discourir son ami Verdale, c'est que, véritablement, il hésitait.

      Sortir de sa caisse huit mille francs pour les risquer sur les espérances de l'architecte incompris, c'était raide.

      Oui, mais les lui refuser, c'était se l'aliéner et renoncer à l'assistance qu'on en pouvait attendre à un moment donné.

      Or Me Roberjot eût sacrifié sans sourciller la moitié de sa fortune pour démasquer M. de Combelaine et le jeter, pantelant et vaincu, aux pieds de Mme Delorge.

      Comme tous les gens perplexes, il prit un terme moyen.

      – Je ne prétends pas que tu aies tort, dit-il à son ami, mais as-tu réellement besoin de toute la somme que tu me demandes? Est-ce que la moitié ne te suffirait pas, au moins pour le moment? Plus tard on aviserait…

      Un éclair d'espoir brilla dans l'œil de M. Verdale.

      – Mon devis est fait, répondit-il, et il m'est impossible d'en rabattre un centime. Je ne veux pas faire long feu, je veux tirer un coup de canon…

      – Cependant…

      – Ah! c'est comme ça. Je n'ai plus le temps de m'élever petit à petit, moi, il faut que je surgisse du jour au lendemain, comme un champignon… Tais-toi, je vois que tu vas me proposer ton exemple.


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